Don du corps à la science

Malgré la grande qualité et la grande rigueur de travail de la majorité des centres du don en France, un certain nombre de problèmes et de questions nouvelles ont émergé ces dernières années. [...] Grégoire Moutel, Christophe Destrieux, Bertille Suzat, Maud Charvin, Patrick Baqué, Stéphane Ploteau, Mylène Gouriot, & Guillaume Grandazzi

Publication dans le bulletin académie nationale de médecine 2022 : Don du corps à la science et usages des corps à finalités pédagogiques et scientifiques : enjeux éthiques et perspectives pour demain / Donation of the body to science and uses of bodies for educational and scientific purposes: ethical issues and perspectives for tomorrow.

Communication comme invité à l’Académie nationale de médecine le 6 juillet 2021 (Pr G Moutel).

Un don nécessaire et indispensable

Le don du corps est essentiel et indispensable pour l’enseignement de l’anatomie, pour l’apprentissage et l’amélioration des pratiques chirurgicales ; il l’est également pour la recherche (anatomie, chirurgies, médecine légale, neurosciences, biomécanique, accidentologie, etc.). Malgré l’avènement d’autres approches par simulation (mannequin, visio, 3D, informatique…) tous les experts de ces domaines confirment que l’accès à des corps de défunts donnés à la science reste, encore aujourd’hui, une nécessité pédagogique et scientifique pour le monde académique universitaire. Observer la complexité et la singularité véritable de l’anatomie, de la texture du corps, explorer de nouvelles approches en chirurgie, améliorer les pratiques en médecine légale, tout cela participe de manière fondamentale à la formation et à la validation de pratiques de soins ou de recherche. Plus encore, cette approche empirique dans l’enseignement de la médecine permet d’appréhender la dimension émotionnelle et symbolique des pratiques sur le corps et de contribuer ainsi à leur appropriation par les futurs professionnels : « Rien ne peut mieux que l’accès à ces corps conduire à l’apprentissage du bon geste, à la prévention des erreurs, à la conception d’une procédure chirurgicale, d’un outil diagnostique, d’une prothèse, à un travail de recherche aux retombées concrètes. » (1). Chaque année, environ 3000 personnes en France font cet acte de don.

Un historique porté par les anatomistes et centré sur les enjeux pédagogiques, scientifiques et éthiques

Les récents dysfonctionnements d’un centre des dons du corps à Paris (1,2), ne doivent pas occulter un historique de pratique de grande qualité sur l’ensemble des centres nationaux. En effet les centres du don du corps, et les anatomistes qui en ont la responsabilité ont été très tôt pionniers, pour instaurer des régulations de grande qualité dans un domaine aussi sensible. La donation du corps aux facultés de médecine en pratique ne commence qu’en 1942 où, à Paris, pour la première fois deux personnes donnent ainsi leur corps à la dissection. Puis ce sera dans les années 50 qu’ont été institués les services de don du corps au sein des facultés de médecine françaises. Dès cette époque, l’accès à la connaissance à travers le corps mort est souligné comme un impératif pédagogique et scientifique (3).

Durant les premières années des études médicales, la dissection tient une place importante dans la connaissance de l’anatomie et que le corps embaumé (conservé par le formol ou toute autre substance de fixation des tissus) est à la base de cet apprentissage de la découverte du corps humain, et que le donateur pourrait être considéré comme le premier patient que rencontre le futur médecin. Est également souligné l’importance de la recherche anatomique scientifique comme celle de la biométrie, de l’étude des variations, mais aussi celle de l’étude mésoscopique ou microscopique des tissus. Enfin l’importance des dons pour l’apprentissage de la chirurgie ou l’amélioration des techniques chirurgicales apparait aussi comme essentielle (orthopédie, cardiologie, neurologie, chirurgie de l’appareil digestif etc…).

Dès cette époque, les anatomistes, en particulier à travers l’action du Pr A Delmas qui a créé le premier centre parisien en 1953, posent comme un impératif éthique le respect de ces corps donnés et de ceux qui sont à l’origine de ce don. Devait-on parler de cadavres, de sujets anatomiques, ou de donateurs ? C’est ce dernier terme, donateur, qui sera retenu car il convient le mieux car le corps donné prend alors pour celui qui en sera le destinataire, étudiant ou chercheur, la valeur d’un patient, valeur que lui confère l’expression du don libre et volontaire fait par le donateur de son vivant (4).

A cette époque est retenu comme principe le fait que le don doit reposer sur la volonté clairement exprimée par le donateur de son vivant. Ceci est établit sur le fondement juridique de la liberté des funérailles consacré par la loi du 15 novembre 1887 (5), selon laquelle « tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester, peut régler les conditions de ses funérailles » ; ce texte constitue le fondement juridique premier du don de corps à la science. La démarche est, pour le donateur, une alternative au choix du mode de sépulture. Elle s’apparente donc à une disposition testamentaire. Ce principe a été intégré au Code général des collectivités territoriales qui réglemente les procédures et formalités en cas de décès. Comme le souligne B Gleize, cette approche est riche au plan juridique (6) : « ancrés dans la police des funérailles et des lieux de sépulture, les textes réglementant le don du corps à la science semblent répondre exclusivement à des impératifs d’ordre public et de santé publique. Or, si le législateur se doit d’encadrer le sort du cadavre dans les jours suivants le décès comme dans sa destination finale, l’opération de don du corps ne saurait être lue sous le seul prisme du droit funéraire. Son objet – le cadavre – emporte également, et nécessairement, l’application des principes protecteurs du corps humain consacrés dans le Code civil».

De ce fait, le choix du donateur doit être respecté ; mais il est aussi toujours possible pour lui de revenir sur sa décision à tout moment. Comme il faut faire connaître sa décision explicitement de son vivant, il convient alors d’écrire une déclaration sur papier, la dater, la signer et la remettre à la faculté de médecine qui, en échange, remettra une carte de donateur à conserver sur soi sa vie durant. En parallèle un registre des donateurs est tenu. Il s’agit d’un don gratuit et anonyme. A l’issue de cette démarche, certains centres adressent une lettre de remerciements aux donateurs.  

Au moment du décès, le corps ne sera transféré à la faculté que si la volonté du donateur est retrouvée, tracée dans le registre, et accompagnée d’un certificat de décès et d’un certificat de non contagion.  Ce don peut parfois accroître la douleur des familles ou au contraire donner sens au départ de la personne que l’on aimait, parfois les deux. Dans tous les cas, les familles sont accompagnées et remerciées.  Dès 1953, le Pr A Delmas, rappelle que le respect des proches et des corps sera toujours au centre des préoccupations.

Ainsi, l’acte du donateur qui souhaite rester utile après la mort engage les praticiens et les institutions qui le reçoivent à être irréprochables durant toutes les étapes, de l’inscription des donateurs à la prise en charge des corps, à leur usage et à leur restitution funéraire. C’est un don altruiste qui requiert le respect. Les corps sont préparés par une équipe de professionnels spécialisés dans les soins de conservation. Ils pourront être utilisés frais, congelés ou embaumés. Ensuite on les place dans un lieu dédié au dépôt des corps. Le corps n’est pas considéré comme un objet mais comme le témoin d’un individu qui a fait acte de générosité de son vivant.

Après usage des corps et une fois les travaux anatomiques achevés, les restes du corps sont incinérés et les cendres, selon les cas, remises aux proches ou dispersées dans un jardin du souvenir (partie d’un cimetière).  Dans certains endroits, une stèle à la mémoire des donateurs permet aux proches de s’y recueillir. Une cérémonie pour les proches des personnes ayant fait don de leurs corps peut être mise en place, une à plusieurs fois par an. Elle est organisée par les services funéraires des villes en lien avec les centres de don et les familles. Lors de cette cérémonie, les donateurs peuvent être remerciés. Chacun des proches peut s’exprimer et proposer un geste de souvenir. Toutes ces règles éthiques ont été posées et mises en œuvre historiquement par les anatomistes.

Un don altruiste qui requiert des règles partagées par tous : importance des nouvelles lois de bioéthique

Malgré cet historique fondé sur la grande qualité et la grande rigueur de travail de la majorité des Centres du Don des Corps (CDC) en France, un certain nombre de problèmes, dont ceux révélés dans ce qui a été appelé « l’affaire du Centre des Saints Pères de l’Université Paris Descartes » (2) en 2020, ont abouti au constat qu’il existait des disparités de pratiques et d’organisations qui nécessitent une réflexion collective vers des règles plus lisibles et communes sur tout le territoire national (7). Ainsi, certains centres qui n’ont pas de moyens suffisants doivent facturer les frais de transports des corps aux familles ou demandent au défunt d’anticiper ce financement, d’autres non ; les modalités de traçabilité de la volonté des défunts ne reposent par partout sur des outils numériques ; les modalités d’information sur les usages possibles des corps varient, le devenir des cendres après utilisation des corps fait débat quant aux conditions de retour ou non aux familles après crémation funéraire ; les dotations et moyens d’évaluation et de suivis des centres ne sont pas standardisés. Du fait de toutes ces questions et de la problématique du centre parisien des Saints Pères où la dignité des corps a été mise à mal, le législateur a souhaité s’emparer du sujet à l’occasion de la dernière révision des lois de bioéthique.

C’est pourquoi, depuis le mois de juillet 2021, la pratique du don du corps à la science a été intégrée dans le cadre des lois dites de bioéthique. Le rôle de la loi est d’ériger, pour une société à un moment donné, une règle commune. C’est pourquoi, légiférer devient parfois une nécessité puisque la loi a pour finalité, non seulement de maintenir les grands équilibres d’une société, mais aussi de protéger ceux qui ont besoin de l’être. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y avait pas de chapitre spécifique au domaine du don du corps dans les lois de bioéthique.

Les prémisses normatives concernant l’usage du corps mort en médecine, relevant de la bioéthique et de l’inscription dans la loi, peuvent être cherchées dans un autre domaine, symboliquement proche du don du corps, celui du don d’organe. La loi dite loi « Caillavet » a instauré en 1976 les premiers principes éthiques inscrits dans une loi : don à finalité médicale, mort constatée et conforme aux définitions légales, consentement, gratuité, anonymat (8). On pourrait aussi dire que le don du corps était déjà en partie concerné par les premières lois de bioéthique de 1994 dans le cadre de son principe majeur qui est celui du respect du corps humain, avec comme corolaires la gratuité et la non commercialisation (9). En effet, ces lois ont fixé les grands principes intangibles de protection de la personne humaine au regard des activités scientifiques et de la recherche biomédicale tels que : « Chacun a droit au respect de son corps », « Le corps humain est inviolable, sauf nécessité médicale et sous condition de consentement », « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial », « Le corps ne peut faire l’objet de rémunération, de transaction, d’échanges financiers », « L’obligation de consentement (et donc d’une information préalable claire, loyale et complète sur le ou les usages) est la traduction du respect des choix de la personne et de sa liberté individuelle ».

Cependant, il faut reconnaitre qu’« une certaine ambiguïté subsiste au sujet du statut juridique de la dépouille. Celle-ci doit être placée soit dans le règne des choses soit dans celui des personnes, selon les catégories consacrées» (10).  L’absence de chapitre dédié spécifiquement au don du corps dans les lois de bioéthique ne signifiait donc pas un vide juridique au sens propre mais peut-être une absence symbolique d’une chose non nommée, non repérée. Il était donc important que la loi comble cette absence.

De plus, un des avantages de cette inscription dans la loi sera de permettre à des textes, en particulier par décret, de préciser la nature des engagements de chacun et d’harmoniser les pratiques sur le territoire. Ceci permettra un encadrement et des orientations claires vers les bonnes pratiques, certaines existant déjà afin de répondre entre autres à la question légitime des proches ou de celui qui fait don de son corps à la science : « que va-t-il advenir du corps ? » Cet encadrement permettra aussi de renforcer les missions du receveur du don dans les responsabilités qui lui incombent et de les faire reconnaitre par les institutions universitaires :

  • Veiller à la qualité de l’accueil et de l’information des donateurs,
  • Veiller à la qualité de la formation de tous les professionnels en termes éthiques et juridiques et à la sécurité des prestations concernant les corps des personnes décédées,
  • Assurer l’hygiène des locaux et du matériel et veiller à l’esthétique et la sérénité des espaces d’accueil,
  • Informer et accompagner les familles et les proches au moment où survient le décès.

Comme le souligne Axel Honneth (11) dans ses travaux sur la reconnaissance, celle-ci doit savoir intégrer trois valeurs essentielles : le respect de l’amour porté, le respect de la dignité et, le respect de droits et de règles transparentes (au sens de règles collectives connues de tous et respectées par tous). On peut considérer que c’est ce qui est en jeu dans le cadre des réponses à apporter au-delà de la réponse législative.

Le nouveau texte des lois de bioéthique de 2021 (12) précise ainsi dans son Art. L. 1261-1  –« Une personne majeure peut consentir à donner son corps après son décès à des fins d’enseignement médical et de recherche. Le consentement du donneur est exprimé par écrit. » Le présent alinéa ne s’applique pas aux personnes majeures faisant l’objet d’une mesure de protection juridique avec représentation relative à la personne. « Ce don ne peut être effectué qu’au bénéfice d’un établissement de santé, de formation ou de recherche titulaire d’une autorisation délivrée par les ministres de tutelle de cet établissement. » Les conditions d’ouverture, d’organisation et de fonctionnement de ces structures sont définies par décret en Conseil d’État. Ce décret précise notamment les conditions de prise en charge financière du transport des corps. Il précise également les conditions de restitution des corps ayant fait l’objet d’un tel don en prenant en compte la volonté du donneur ainsi qu’en informant et en associant sa famille aux décisions. « Les établissements de santé, de formation ou de recherche s’engagent à apporter respect et dignité aux corps qui leur sont confiés. »

La rédaction du décret à venir sera l’occasion de préciser les modalités d’organisation des centres. Les points clefs de ce décret s’appuieront sur des principes et règles organisationnelles dont nous exposons les enjeux éthiques ci-après.

Le consentement, la gratuité du don et la non-commercialisation continueront d’être au cœur du dispositif

Au sens commun, le don, donner : c’est mettre en la possession ou à la disposition de quelqu’un. Le don est le transfert d’un bien ou d’un service à autrui, qui se distingue de la vente, en ce qu’il est sans contrepartie. Le don rentre dans une finalité altruiste visant à servir une cause noble, ici, celle de l’apprentissage du soin ou de la recherche et cette finalité doit être respectée pour respecter le choix libre et éclairé que fait le donneur (8). En effet, le don est un acte marqué par la liberté : il est volontaire, et le donataire est libre de le refuser ou de l’accepter (13). Au niveau des concepts et de la pratique, « donner » et « recevoir » peuvent être intimement liés sans pour autant induire une obligation car le don s’il implique une réciprocité possible n’impose pas une réciprocité obligatoire.

Deux auteurs ont particulièrement étudié la symbolique du don : M. Mauss (14) pour qui le don prend sens dans une réciprocité potentielle (mais non obligatoire) et J. Derrida (15) pour qui la force symbolique du don tient justement de la non-réciprocité.

Selon M. Mauss, le don appelle une contrepartie morale : le contre-don. En effet, tout don, en créant une dette, institue moralement un échange qui pose la promesse d’un retour du service rendu. Ainsi selon lui, le don est fondé sur le concept de réciprocité (donner, recevoir et rendre) qui engage les protagonistes dans le domaine public. En effet, il s’agit là d’un acte social qui lie les individus aux groupes et les groupes entre eux. Il relève d’un « contrat social de réciprocité » sous une forme de lien social élémentaire, plus précisément : un « lien citoyen institué dans un ordre politique permanent »(16).

Ainsi pour M. Mauss, la réciprocité est un a priori fondamental de toute relation humaine, autant dans l’échange marchand que dans le don. Mais à l’inverse du domaine marchand, dans le don, la relation porte une dimension subjective : le don crée une obligation mutuelle qui maintient durablement la relation. Dans une transaction marchande, parce qu’elle est objective et immédiate, les partenaires ne sont pas impliqués dans la dimension morale ou émotionnelle, seuls comptent les éléments mesurables de la transaction. De fait, selon M. Mauss, le don est avant tout fondé sur des valeurs immatérielles telles que le prestige, la popularité, la fidélité, la loyauté ou l’amitié (du fait d’être donneur) autrement dit une forme de reconnaissance. Il crée des valeurs de lien, tandis que l’échange marchand ne crée que des valeurs utilitaires.

A l’inverse, J. Derrida, dans une conception « hyperbolique » du don récuse la logique de réciprocité qui induit l’inexistence d’un « don pur ». Comme il l’explique, ce qui est proprement essentiel, c’est la dimension métaphysique du don au sens où le premier don, c’est le don de la Présence. Une présence n’implique pas une égalité de réciprocité (personne en fin de vie, nourrisson, personne démente). Autrement dit, donner sans attendre de recevoir, est une conception encore plus radicale et plus altruiste du don.

Selon lui le secret du don est une ouverture proposée à l’ego qui permet justement d’éviter l’égoïsme et l’égocentrisme de la démarche (ne connaissant pas le receveur, on n’en attend rien et l’on ne se met pas en position d’en attendre quelque chose). Comme le découvre J. Derrida, cela signifie que le don est un effacement de soi, un effacement de l’ego traversé par le don, mais qui ne saurait en aucun sens le revendiquer. A ce titre, il est bien plus qu’un devoir moral car il peut rester caché et secret.

A travers l’approche de ses deux auteurs on conçoit mieux la valeur des notions de gratuité et d’anonymat du don qui prennent tout leur sens. La reconnaissance du geste du don du corps relève ainsi non seulement d’une éthique de la réciprocité qui oblige à la contrepartie du respect des corps, de la non-commercialisation, du non-enrichissement mais également d’une garantie de l’anonymat qui conditionne l’altruisme et la valeur sociale du don. Telles sont les conditions de la validité éthique du consentement et de la démarche libre et volontaire du donneur.

Respect et  dignité des corps : des invariants culturels

Parce que donner son corps, le recevoir et l’utiliser c’est se confronter au sacré de la mort et aux rites qui l’entourent, le don lie par un contrat moral le défunt, les proches et les praticiens.

 Comme le souligne E Morin, « L’espèce humaine est la seule pour qui la mort est présente au cours de la vie, la seule qui  accompagne  la  mort  d’un  rituel funéraire,  la  seule  qui  croit  en  la  survie  ou  la  renaissance  des morts. » (17). La question du respect du cadavre et de son caractère sacré parcourt toute l’histoire de la médecine (18).

Ainsi, depuis le XVe siècle, dans la société civile, l’idée a persisté que la dégradation du cadavre soit l’échec de la vie de l’homme, de sa corruption. L’Homme ayant été créé à l’image de son Créateur, il ne peut être “victime” d’une quelconque atteinte après sa mort, l’enveloppe charnelle étant une constituante essentielle de l’être (Cf. Genèse 1,27). D’ailleurs, « nulle société humaine ne perçoit le corps comme un cadavre indifférent après la mort. » (18) Ainsi, si la notion de sacré a été “laïcisée” et parfois, selon les textes, remplacée par le terme de dignité, reste que « les atteintes au cadavre ne seront tolérables qu’autant qu’elles procéderont d’une intention généreuse, élevée et tendant à des fins positives, cliniques, scientifiques et que le cadavre et le travail de deuil soient respectés. » (19).

Si les pratiques funéraires ont changé (20), la ritualisation de la mort, elle, demeure comme invariant de la culture. La cérémonie autour du mort parfois anticipée et organisée par le mort lui-même regroupant des proches, des parents, des compagnons, des personnalités religieuses, des enfants… les cérémonies publiques et les hommages reflètent la conception collective de la destinée de l’homme. A contrario, le non-respect du corps de l’autre est anthropologiquement une atteinte à mon propre corps, à celui de ma descendance et donc à la nature de l’espèce humaine.

Et pour cause, la mort fait encore partie de la vie. Elle l’achève et la clôture et lui permet d’arriver à une forme d’unité. L’identité d’une personne n’est en effet jamais totalement définie tant que sa vie n’est pas close. Ainsi, le pouvoir mystérieux de la mort tient dans le fait que, tout en mettant fin à la vie (en l’anéantissant), il lui donne pourtant valeur et sens (place du souvenir, sens de la transmission, héritage spirituel et matériel).

Il faut donc avoir conscience que le don du corps à la science interrompt une chaine entre les vivants qui restent et celui qui s’en va. La soustraction du corps peut alors être vécue comme une violence. Cette violence peut être majorée par la perception que le corps pourra être atteint dans son intégrité du fait de l’usage pédagogique ou scientifique qui en sera fait. Mais la démarche peut aussi prendre sens pour les proches en regard de la valeur du don et du respect de la volonté du défunt. Il n’en demeure pas moins qu’il est légitime que des questions subsistent quant au devenir du corps durant leur usage et à la suite de cet usage. Il conviendra de toujours pouvoir répondre à ces interrogations afin d’accompagner le chemin du deuil.

Un besoin d’harmonisation du fonctionnement et des moyens des centres de don sur le plan national

Dans ce contexte, plusieurs pistes d’évolution ont été proposées, puis discutées et portées par le Collège médical français des professeurs d’anatomie (7, 21) qui a travaillé en lien avec des experts du domaine de la bioéthique -représentants d’espace régional de réflexion éthique-, des représentants de donateurs et de familles. Il ressort de ces travaux plusieurs points de prospectives qui méritent d’être portés au débat, au moment où le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche va proposer de nouvelles règles dans le cadre de la mise en œuvre des lois de bioéthique.

Améliorer au moment de la démarche de don, l’information des donneurs sur les usages possibles des corps

Certains donateurs rencontrés expliquent parfois ne pas avoir été suffisamment informés; certains pensent que l’usage du corps est exclusivement destiné à l’apprentissage de l’anatomie (leçons « classiques » avec des étudiants), et méconnaissent l’importance pour l’apprentissage de la chirurgie, enfin d’autres ont été interrogatifs sur certaines pratiques de recherche (taphonomie, accidentologie routière, matériel implantable…) Il est donc important dans les années à venir d’optimiser les modalités d’information des donateurs et d’être clair et transparent sur les différents usages possibles. Ceci renvoie également au fait de savoir si à l’avenir le consentement au don restera global (je donne pour tous les usages possibles après qu’ils ont été tous expliqués) ou bien pourra être sélectif (je fais le choix des usages qui pourront être faits de mon don).

Renforcer l’information des proches sur la mise en œuvre de la démarche de don

Aujourd’hui encore trop de proches ne sont pas au courant de la démarche de don mis en œuvre par le défunt. Certains la découvrent au moment du décès, ce qui rend l’accompagnement complexe. Il sera donc essentiel de continuer à améliorer via le donneur, au moment où il met en œuvre sa démarche de don, l’information de ses proches les plus proches. Cette mission incombe au donateur, encore faut-il la lui rappeler mais aussi l’aider à la mener à bien. C’est pourquoi, il est important d’informer clairement les donateurs sur leur devoir d’information, les encourager à associer leur famille, mais également de leur fournir des supports d’information à remettre aux proches, de faire désigner par le donateur au moment du don une ou des personne(s) référente(s), sorte de personne(s) de confiance(s) -si possible plus jeune(s)- qui pourraient être des interlocuteurs privilégiés au moment du décès.

Optimiser la traçabilité des dons et la transmission d’information entre centres

Dans chaque centre de don, la traçabilité des volontés des donateurs se fait au moyen de registres locaux ; il est important de souligner que les centres doivent avoir les moyens pour harmoniser, moderniser et informatiser les données avec une pérennité sur le long terme (plusieurs années ou dizaines d’années peuvent en effet s’écouler entre la démarche de don et le décès ; il est essentiel que la trace du don puisse être retrouvée).

Il y a aussi, pour l’avenir, nécessité de penser le transfert d’information d’un centre à l’autre sur le territoire national, en imaginant une inter-connexion nationale des registres ; en effet on ne meurt plus forcément dans la région où la démarche de don a été effectuée du fait de l’augmentation des mobilités géographiques. Il y a donc nécessité pour les acteurs du funéraire et les chambres mortuaires de pouvoir contacter et se connecter dans un délai rapide avec le centre où le donateur a fait sa démarche. Par exemple une démarche de don a pu être faite à Marseille, alors que le décès aura lieu à Caen plusieurs années plus tard. De ce fait, parfois les équipes sont en difficulté ou impossibilité de valider la démarche de don dans le délai légal des 48heures.

Clarifier et harmoniser la prise en charge du trajet des corps

Il existe une disparité des pratiques au plan national, concernant les modalités d’organisation et de prise en charge du transport des corps vers le centre de don ; Il peut aujourd’hui soit être à la charge des familles, soit à la charge du donateur via un contrat anticipé avec une entreprise funéraire. Ce transport dit « à visage découvert » s’effectue entre le lieu de décès vers le centre de don. Il a un coût car il doit être réalisé dans un véhicule spécialisé, agréé et équipé d’un caisson réfrigérant. Ce type de transport n’est possible que dans les 48 heures après le décès.

Continuer à travailler sur le sujet délicat du retour ou non des cendres aux familles

On note aussi sur ce point une disparité des pratiques et des attentes des proches. Historiquement la position des centres était plutôt de recommander le non-retour des cendres individuellement ; une position cohérente avec le principe du don et d’anonymisation des corps. Cette question croise celle du morcellement des corps lors de l’usage de ces derniers et de la traçabilité des différents éléments. En cas de changement de paradigme, et si tout ou partie des cendres devait à l’avenir être rendues aux familles,  il faudrait alors revoir les modalités d’anonymisation des corps afin de pouvoir assurer leur traçabilité lors de l’usage et in fine pouvoir assurer des crémations individuelles et pouvoir lever l’anonymat en vue du retour aux familles. La complexité de cette démarche fait plaider certains pour un non-retour des cendres aux proches. En tout état de cause, il convient de toujours continuer à promouvoir, dans le cadre des procédures actuelles de crémation des corps, l’importance des lieux mémoriels de dépôts des cendres, permettant recueil et cérémonies d’hommages aux donateurs. 

Adopter un nouveau modèle économique transparent, homogène et pérenne

Pour mener à bien toutes ces missions avec qualité et continuer à refuser toute commercialisation des corps, il conviendra d’allouer au plan national un budget pour les centres de don du corps, en le fléchant et en le sanctuarisant (distinct de celui des laboratoires d’anatomie et de la dotation des universités) ; il serait important qu’il provienne d’un financement national dédié, adapté à l’activité de chaque centre. C’est le seul moyen, de faire respecter l’extra-patrimonialité des corps et des parties de corps issues du don, c’est-à-dire rejeter toute transaction financière sur ces derniers.

Valoriser les statuts, salaires et perspectives de carrière des personnels des centres de don du corps et des laboratoires d’anatomie

La gestion de centres de don repose sur des personnels, exposés à des situations difficiles et à une activité sensible. C’est pourquoi il convient d’assurer un recrutement de qualité et de prendre en compte la pénibilité de ces métiers et assurer un statut, un salaire, un accompagnement et un encadrement de qualité. Il en va là aussi d’une question de dignité pour ces personnels.

Mettre en place localement des comités de suivis indépendants et discuter l’opportunité d’un centre national du don de corps chargé de l’harmonisation et d’une veille technique, éthique et financière en lien avec les centres locaux

Il aurait pour mission d’assurer le suivi du respect des principes éthiques et des règles de sécurité et d’hygiène. Il permettrait aussi de travailler sur le sujet de l’harmonisation des pratiques entre les différents centres. Sa composition pourrait être ouverte, intégrant la société civile ; il pourrait ainsi comporter des anatomistes, personnels, représentants des familles, représentants de donateurs, experts indépendants, en particulier en éthique et en déontologie. Ses travaux se ferait en lien avec le Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.

Conclusion

La question du respect des corps est donc essentielle à toutes les étapes.

Lorsque l’on exerce une leçon d’anatomie, l’apprentissage de la chirurgie ou une recherche, le respect de la dignité due au défunt s’entend comme le respect de bonnes pratiques, d’une bonne hygiène, de bons comportements, de non commercialisation, respectant à tout moment l’esprit et la finalité pour lesquels le donneur a donné son consentement. 

Lorsque l’utilisation du corps s’achève, le respect continue et sa crémation dans le cadre d’un parcours funéraire est importante afin de ne pas le considérer comme un déchet anatomique. Le devenir des cendres du corps est alors une question importante car signifiante : « en faisant don de leur corps, les donateurs à la fois « disparaissent » et continuent d’être utiles, et donc, symboliquement, de vivre. Il importe toutefois d’analyser ce rapport à la ritualité funéraire en fonction des possibilités de ritualisation existant dans les diverses régions, et en particulier les possibilités de remises d’urne. Si les funérailles et les sépultures personnelles ne font, la plupart du temps, guère sens pour eux, ils accordent parfois en revanche qu’elles peuvent faire sens pour leurs proches »(22).

Finalement, le corps mort interroge sur notre propre identité (18) en partage, celle d’une même nature, d’un même destin, d’une humanité irréductible qui impose le respect de l’autre comme soi-même. De ce point de vue, la médecine et le soin, comme construction sociale (23), doivent être pensés en fonction de leur inscription dans la société c’est-à-dire incarner le respect de ses symboles à travers des règles de respect du corps afin de ne pas céder au risque de la banalisation et aux dérives de la réification.

Grégoire Moutel, Christophe Destrieux, Bertille Suzat, Maud Charvin, Patrick Baqué, Stéphane Ploteau, Mylène Gouriot, & Guillaume Grandazzi

Références :

1- Libération, Tribune, Don du corps : l’indispensable réforme,12 avril 2021, https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/don-du-corps-lindispensable-reforme-20210412_EXSVCTIKYJEGNFV4HYOVV3R3LM/

2- Le Monde, Après le scandale des cadavres maltraités, l’embarras de l’université Paris-Descartes,20 février 2020, https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/20/apres-le-scandale-des-cadavres-maltraites-l-embarras-de-l-universite-paris-descartes_6030201_3224.html

3- Delmas V., Le don du corps à la science, Bulletin de l’Académie nationale de Médecine, 2001, 185, n° 5, 849-856, séance du 22 mai 2001

4- Delmas A., Le don du corps et des organes. Solution contemporaine au problème du matériel anatomique,  Bull. Ass. Anat., 1967, 136 , 3-70

5- République Française, Loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000021810111/

6- Gleize B., Le don de corps à la science. Aspects juridiques , Études sur la mort, 2016, 149, 1, p.p 119.

7- Moutel G., Don des corps à la science : Fixer un nouveau cadre commun et harmonisé au niveau national, REC – News tank – Higher ed & research 29/11/2019, https://www.espace-ethique-normandie.fr/9539/

8- Moutel G., Don en médecine : réflexions et analyse à partir du don d’organes, https://www.espace-ethique-normandie.fr/9385/

9- République Française, Loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000549619/

10- Rabary O. et Marcucci L., Le don du corps à la science : un acte généreux révélateur de conflits de valeurs, Éthique & Santé, 2020, 17, 1, p. 9‑16.

11- Honneth A., trad. par Rusch P., La Lutte pour la reconnaissance, (1992), Paris, Cerf, 2000

12- République Française, Loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043884384/

13- Testart A., Des dons et des dieux. Anthropologie religieuse et sociologie comparative. Paris, Errance, 2006 [1993].

14- Mauss M., Essai sur le don ; Paris ; Presse Universitaire de France, réédition 2012  [1924].

15- Derrida J., Donner le temps, t. I : La fausse-monnaie, Paris, 1991.

16- Hénaff M.,  Don cérémoniel, paradoxe de l’altérité et reconnaissance réciproque , Revue d’éthique et de theologie morale, 2014, n° 281, HS, p. 53‑71.

17- Morin E., L’homme et la mort, Seuil 1970

18- Le Breton D. , « Le cadavre ambigu : approche anthropologique », Études sur la mort, 2006/1 (no 129), p. 79-90. DOI : 10.3917/eslm.129.0079. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2006-1-page-79.htm

19- Rostand J. dans sa préface de l’ouvrage de Raphaël Dierkens, Les droits du corps et le cadavre de l’homme, 1966

20- M. Hanus, « Éditorial », Etudes sur la mort, 2004, no 125, 1, p. 5‑8.

21- CMPFA Collège médical français des professeurs d’anatomie, rapport groupe de travail Harmonisation des activités des Centres de don du corps des Facultés de médecine, septembre 2020

22- Bernard J., « Pourquoi donner son corps à la science ? Les donateurs et le récit des motifs », Études sur la mort, 2016, 149, 1, p. 31‑47.

23- Artières P., Da Silva E., Michel Foucault et la médecine. Lectures et usages. Éditions Kimé, Philoso