Don en médecine : réflexions et analyse à partir du don d’organes

La pratique de la greffe d’organes a été tentée dans les années cinquante. Au début de cette pratique, les greffons étaient obtenus à partir d’un donneur vivant ou d’un cadavre(...). Pr Grégoire Moutel
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Don en médecine : réflexions et analyse à partir du don d’organes

Introduction : évolution historique

La pratique de la greffe d’organes a été tentée dans les années cinquante. Au début de cette pratique, les greffons étaient obtenus à partir d’un donneur vivant ou d’un cadavre. A cette époque là, les transplantations échouèrent à cause des phénomènes de rejet de greffes. Les résultats positifs n’étaient observés que dans le cas des greffes entre jumeaux (Harry, 1954). Ce n’est qu’après la découverte des groupes tissulaires (Système HLA) et les avancées faites dans le domaine de l’immunologie qu’on a pu comprendre et prévenir les mécanismes de rejet de greffes par le receveur.

Par ailleurs, la transplantation a fait un grand pas depuis la description de la mort encéphalique (décrite au début comme un coma dépassé) (Mollaret et Goulon, 1959).

En fait, cette nouvelle définition de la mort a permit l’augmentation du nombre de greffons obtenus à partir de personnes décédées, dont la respiration et la circulation sont maintenues artificiellement pendant un certain temps et jusqu’au prélèvement d’organes.

D’autre part, le prélèvement d’organes sur des sujets en état de mort encéphalique a donné naissance à plusieurs réflexions scientifiques, religieuses et juridiques. En France, la première circulaire qui décrivait la mort encéphalique et légalisait le prélèvement d’organes sur un sujet en état de mort encéphalique était établit par Jeanneney en 1968 (N° 27 du 24.04.1968).

Depuis la première greffe du rein dans les année 1950, les prélèvements d’organes et les transplantations se sont nettement améliorés. En effet, plusieurs tentatives de greffes se sont déroulées et nous citerons ici comme exemple : celle du cœur en 1967, du foie en 1972, du pancréas en 1976, du bloc cœur-poumon en 1981 et le poumon seul en 1987.

La pénurie d’organes destinés à la greffe est aujourd’hui un constat systématique dans la plus part des pays du monde. Pour pallier ce problème, des questions pratiques et éthiques sont posées pour essayer d’augmenter le nombre de donneurs d’organes. (Hautois et al. ,1995 ; Bonnet et al., 1998).

En France, il y a entre 30 000 à 50 000 greffés en vie et chaque année près de 3000 à 5000 greffes d’organes et de moelle osseuse sont réalisées (Jacquelinet et al., 1997).

La véritable raison de la diminution de l’activité de greffe est bien celle du manque d’organes disponibles. Ces dons sont actuellement en nombre insuffisant par rapport aux demandes : près de 5 353 malades attendent aujourd’hui un organe en France (EFG, 1998). Au Etats-Unis, ce nombre est de 61 000 (Kefalides, 1999).

En France, le taux des donneurs prélevés est de 16,8 par million d’habitants (pmh) (en 1998, 1881 donneurs ont été recensés et 993 prélevés). Ce taux est comparable à celui d’autres pays européens mais il est très inférieur à celui des Etats-Unis (21pmh) et surtout à celui de l’Espagne (29pmh) où ont été mises en place de nombreuses coordinations hospitalières soutenues par une volonté politique et un support financier très important (EFG, 1998).

Du point de vue pratique, la greffe est une activité très complexe et variée, vu les différentes étapes pour sa réalisation. Depuis le recensement du donneur potentiel à la mise en place du greffon, plusieurs étapes se succèdent : l’indication de la greffe, la sélection du donneur, le choix du receveur, la conservation, la transformation, et la mise en place du greffon. Les organes destinés à la transplantation sont fournis, pour 95% des cas, par des donneurs décédés, et pour seulement 5%, par des donneurs vivants. Ce sont les sujets en état de mort encéphalique, qui sont plus spécifiquement prélevés (Wolf, 1997).

Afin de pallier au manque d’organes, on cherche différents moyens et de nouvelles approches pour obtenir une plus grande acceptation de la part de la population et une plus grande coopération du corps médical (Kefalides, 1999).

En pratique, les sujets en état de mort encéphalique sont recensés dans les établissements de santé et principalement dans les services de réanimations, de neurologie ou dans les unités de soins intensifs (Wolf, 1998 ; Cohen et al., 1998). Contrairement au traitement d’un patient donné, la prise en charge d’un sujet en état de mort encéphalique a pour objectif la conservation des organes dans le but de satisfaire la survie de plusieurs patients (les receveurs) (Cohen et al., 1998). Cette prise en charge est en fait difficile, car elle mobilise pendant des heures un personnel médical et paramédical hautement qualifié qui doit simultanément gérer les aspects médicaux (établir avec certitude le diagnostic de mort encéphalique et maintenir les fonctions vitales en attente du prélèvement), administratifs, et mener le dialogue avec la famille du sujet donneur potentiel (Wolf, 1998).

Les réanimateurs sont donc confrontés dans l’activité du prélèvement à une double perception de la mort et de la vie

(Romano, 1994 ; Jacquelinet et al., 1997)

D’une part, à la douleur de la famille du défunt et par ce biais à l’opinion publique, et d’autres part, à la population des receveurs en liste d’attente pour les organes (en France, environ 5000 malades à ce jour) et encore plus nombreux pour les tissus (pour exemple, environ 6000 personnes attendent une greffe de cornées en France.

Pour relever ce défi, une formation non seulement médicale mais également socio-psychologique est nécessaire

(Cohen et al., 1998)

Romano, 1994, a rapporté que la prise en charge d’un sujet en état de mort cérébrale est mal vécue par les réanimateurs étant donné les difficultés matérielles et psychologiques rencontrées. Ceci à conduit à une diminution de la motivation de la prise en charge d’un sujet en état de mort encéphalique.

En fait, les réanimateurs rencontrent des difficultés psychologiques pour annoncer la mort encéphalique et demander un prélèvement d’organes aux familles du donneur potentiel (Besse, 1996). Aussi, l’admission de certains patients en réanimation est parfois récusée à cause du manque de matériel, de place et de personnel (Mantz et al.,1998). Il faut admettre que le prélèvement d’organes nécessite la disponibilité des moyens humains et financiers qui par endroit se révèlent insuffisants, particulièrement dans certaines unités de réanimation prenant en charge les patients en état de mort encéphalique (Wolf, 1997).

Les résultats d’un sondage ont montré que le don d’organe avait, auprès du public, une représentation sociale flou (Vergès et al.,1999).

Les circonstances de l’entretien avec les familles semblent influencer significativement la décision du don d’organes, et ainsi, l’élaboration de bonnes pratiques régissant les conditions de ces entretiens pourrait probablement contribuer à améliorer leur aboutissement favorable (Bonnet et al., 1997).

Le dernier aspect de l’activité de prélèvement, c’est sa multidisciplinarité. Elle doit s’appuyer sur une organisation plus collective, transversale et qui devrait s’inscrire dans le projet médical de l’établissement (Cohen et al., 1998).

Le prélèvement d’organes est une pratique complexe qui implique l’intervention de plusieurs professionnels (médical et paramédical) et de non professionnels (patient et famille).

Depuis l’application de la transplantation, qui est une technique médicale de pointe, de nombreux problèmes éthiques se sont posés. D’un autre côté, nous ne pouvons, dans le présent travail, répondre à la totalité des interrogations posées par les professionnels et les non professionnels, vu la diversité et la complexité de celles-ci. L’objectif de notre travail est d’étudier les répercussions des obstacles matériels et psychologiques que rencontrent les réanimateurs dans la pratique du don et de la greffe d’organes sur la qualité du prélèvement et l’organisation de façon générale du don d’organes.

Valeur, sens et culture du don

Le monde postmoderne dans lequel nous vivons est lié au système économique capitaliste. L’essence du capitalisme est l’accroissement du capital, c’est-à-dire du profit. Dans   ce contexte l’homme postmoderne est l’homme du profit: le consommateur profite de l’enrichissement de la société, bénéficie des avantages sociaux, tire profit de ses droits, tire profit de son argent et attend de l’Etat qu’il satisfasse à ses besoins pour « profiter de la vie » comme il le dit si souvent.

Donner, est le stricte contraire de profiter parce que dans le don, on n’attend pas de retour. La mère donne son affection à son enfant, l’entoure de soins, quand elle aime son enfant, ce n’est pas, pour profiter des sentiments et se faire payer en retour, car l’amour est un don de soi, qui se réjouit du seul fait de donner.

Au niveau des concepts et de la pratique, « donner » et « revevoir » peuvent être intimement liés ; mais nous verrons aussi que le don doit aussi se concevoir sans réciprocité.

Donner pour recevoir imprime une intention particulière dans l’échange qui, sans cela, serait une offrande n’attendant pas de retour.  Il n’est pas surprenant, en partant du fait social de l’échange, que dans ces conditions, les études sociologiques sur le don, n’y voient pas un geste unilatéral, mais le conçoive dans la perspective d’un retour, le don appelant alors une contrepartie, ce que Marcel Mauss appelle le contre-don. Le don n’est alors que la moitié d’un échange, moitié qui n’existerait pas sans sa contrepartie. Selon Mauss en effet, le don crée une obligation pour chacun des partenaires, l’obligation de recevoir et aussi l’obligation de rendre. Il est très difficile de refuser un cadeau d’un ami, sans se sentir dans l’avenir obligé de lui rendre la pareille. Tout don, en créant une dette, institue moralement un échange qui pose la promesse d’un retour du service rendu. La différence avec l’échange marchand est cependant assez claire : dans l’échange marchand, le prix est fixé, on peut négocier et la démarche s’appuie surtout sur une demande. Dans le don, on ne négocie pas, il n’y a pas de prix fixé et la démarche relève de l’offre et non de la demande. Le don implique un contrat moral dans la dette qu’il instaure, il implique un service en retour.

    Ce que Mauss tire, dans son essais sur le don, de l’analyse des formes du don, c’est l’idée que la réciprocité est un a priori fondamental de toute relation humaine, autant dans l’échange marchand que dans le don. Mais à l’inverse du domaine marchand, dans le don, la relation est plus subjective et le don crée une obligation mutuelle qui maintient durablement la relation. Dans une transaction marchande, parce que la transaction est objective, les partenaires n’ont même pas à s’occuper des intentions de l’un et de l’autre, seuls comptent les éléments mesurables de la transaction. Ils sont quittes une fois que la transaction est faite. Dans le don, l’intention subsiste comme un lien invisible qui attache les deux personnes entre elles. La dette du don est une dette positive qui symbolise une relation particulière de confiance entre personnes. Pour Mauss, le don fait partie de l’échange ; il favorise l’échange, mais dans un esprit opposé à l’esprit du commerce. Selon Mauss, le don est avant tout fondé sur des valeurs immatérielles telles que le prestige, la popularité, la fidélité loyauté ou l’amitié. Il crée des valeurs de lien, tandis que l’échange marchand ne crée que des valeurs utilitaires.

Dans un système économique strictement utilitariste, tel que le nôtre ; fondé sur une interprétation de la valeur en terme d’argent, nous sommes par avance conditionnés à nous représenter l’échange comme échange marchand. Rares sont les espaces publics, même loin des zones urbaines. Il faut payer pour aller sur la plage, payer pour longer une rivière, aller aux toilettes, regarder un paysage…Acquisition de bien, loisir, travail, repos, naissance et mort, il semble que toute activité humaine devient de fait soumise aux lois d’un marché. De sorte que, dans le monde postmoderne, l’échange marchand ne laisse plus vraiment de place à la relation du don qui pourtant est une valeur fondamentale en médecine, particulièrement pour éviter la mise sur le marché des éléments du corps humains, éviter le trafic d’organes et respecter le fait que depuis la révolution française et l’abolition de l’esclavage, le corps est hors commerce.

 Mais donner n’implique pas forcément recevoir et le don n’implique pas une logique de réciprocité. C’est ici une conception encore plus radical et plus altruiste du don. Le don se situe dans l’intériorité vivante, dans le rapport de soi à soi qui fait que la Vie est proprement vivante au sein de sa Manifestation. Le don n’est pas une la représentation d’une nécessité « intellectuelle » d’un devoir moral. Le don se situe en deçà des calculs et des représentations de l’intellect, le don appartient au Cœur. Le don véritable découle de l’amour. C’est en ce sens seulement que le comportement idéal est fondé sur le don. Le secret du don est aussi d’être une ouverture proposée à l’ego qui permet justement déclore l’égoïsme. Que donnons-nous donc d’abord, si le don est à ce point radical ? Comme l’explique jacques Derrida ce qui est proprement essentiel, c’est la dimension métaphysique du don au sens où le premier don, c’est le don de la Présence. Ce don “qui n’est pas don d’une chose […], mais don d’une présence”. Or, comme le découvre  Derrida, cela signifie que le don est un effacement de soi, un effacement de l’ego traversé par le don, mais qui ne saurait en aucun sens le revendiquer. A ce titre il est bien plus q’un devoir moral, car il peut rester cacher et secret. Le don, parce qu’il est Présence qui donne n’attend rien et n’attend rien en retour de personne. “À la limite, écrit Derrida, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don: ni au donataire, ni au donateur.  L’Etre se manifeste ainsi, comme une Présence qui se donne elle-même sans rien attendre, dans une donation qui joue le jeu libre de la Manifestation de soi à soi. Comme la rose qui donne son parfum sans pourquoi. Dans cette approche les notions de « gratuité » et d’anonymat du don prennent tout leur sens.

 Ainsi, il n’y a pas à opposer le don et l’échange. Il est absurde de mettre d’un côté l’échange, pour le ranger dans la catégorie « économique », et de l’autre, le don, pour le ranger dans la catégorie « morale », quand l’un et l’autre ne prennent un sens que dans la Vie elle-même. Il n’y a pas une seule dimension de l’existence où le don ne soit présent, car il est aussi omniprésent que la Vie peut-être présente à elle-même pour autant qu’elle est vivante.

Évolution de la pratique et des lois relatives au don d’organes et prélèvements

Avant la loi de 1976, il n’existait aucune réglementation d’ensemble concernant les prélèvements d’organes. Seuls quelques décrets et quelques circulaires permettaient un maigre encadrement, d’où la nécessité de mettre en place un texte législatif. Mais le cadre existant était si léger que lors de la discussion parlementaire relative aux prélèvements post mortem, nul ne savait plus si le consentement était le principe ou l’exception.

Auparavant, la loi du 15 novembre 1887 précisait quand même que le sort du cadavre dépendait des volontés exprimées par le défunt, ce qui paraissait présumer la nécessité d’un consentement exprès. Mais par la suite, le décret du 20 octobre 1947, très sérieusement critiqué par la doctrine, autorisait dans certains établissements hospitaliers le médecin-chef de service à effectuer des prélèvements s’il jugeait qu’un intérêt scientifique ou thérapeutique le commandait et ce, même en l’absence du consentement de la famille. Mais le texte était ambigu dans sa formulation et impossible à observer du point de vue de son application. Si bien qu’à cette époque, les médecins ne se résolvaient pas à faire des prélèvements d’organes « sans délai », comme le commandait le texte, et ils demandaient d’abord l’avis de la famille. C’est ainsi qu’en France s’est installée cette « tradition » de l’autorisation familiale. Pourtant, excepté pour les mineurs et les incapables majeurs, aucun texte de loi français n’exige fermement et strictement que le médecin demande l’accord de la famille afin de réaliser un prélèvement d’organes. Ledit décret est donc un texte mal formulé, peut-être à dessein d’ailleurs. Cela montre la difficulté de mettre un texte juridique à la disposition de l’évolution du progrès.

Les prélèvements sur le corps humain après la mort, à des fins thérapeutiques, n’avaient été envisagés sur le plan législatif que dans le cas de la greffe de cornée avec la loi du 7 juillet 1949. Les dispositions de cette loi, qui restent d’ailleurs applicables aux termes de l’article 5 de la loi Caillavet[1], énoncent que la greffe de cornée est possible « chaque fois que le de cujus a, par disposition testamentaire, légué ses yeux à un établissement public ou à une œuvre privée, pratiquant ou facilitant la pratique de cette opération ». Ce texte subordonne le prélèvement de la cornée à la seule volonté de la personne de son vivant. Mais il a un caractère dérogatoire et limité aux yeux.

En 1952, à l’Hôpital Necker, est réalisée la première transplantation rénale française (J Hamburger), à partir d’un donneur vivant. Or, aucune législation ne prévoyait les prélèvements in vivo à cette époque. C’est un vide juridique alors que l’acte est médicalement et scientifiquement possible. Les chirurgiens se trouvent alors menacés par une autre loi qui les faisait tomber sous le coup de l’atteinte au corps de la personne.

En 1959, la mort cérébrale est décrite, mais ne sera reconnue qu’en 1968 dans une circulaire qui énonce que la notion de mort encéphalique existe, et qui en décrit les modalités, mais sans pour autant en donner une définition. A partir de cette date, on accepte donc que les médecins puissent considérer un patient comme étant irrémédiablement mort. Les premières greffes du cœur voient le jour dans la même période. La réussite d’une telle opération pousse les médecins à continuer dans cette voie, malgré l’émoi engendré par la représentation d’un tel acte. Ce dernier, tombant sous le coup du décret de 1947, veut que l’on demande l’avis de la famille avant de prélever. On observe alors des taux de refus très élevés pour le cœur. Le dilemme se pose en ces termes : d’un côté, la science offre la possibilité de sauver des vies, de l’autre, la loi et la société ne sont pas préparées à cela.

Trouver une solution revient alors aux groupes de travail constitués sous l’égide du Sénateur Caillavet. L’élaboration s’annonce lente et difficile pour trouver la manière dont sera formulée la prochaine loi qui devra faciliter le développement des prélèvements. La loi Caillavet, promulguée le 22 décembre 1976, présente un caractère dérogatoire du point de vue philosophique dans la mesure où elle énonce que désormais en France, toute personne majeure capable est donneuse d’organes. La loi de 1976 introduit le concept nouveau du consentement présumé.

Ce concept est repris par la loi de bioéthique n° 94-654 du 29 juillet 1994, tout comme les grands principes qui doivent régir la pratique des prélèvements d’organes. Dans son article L. 665-13[2], elle célèbre le principe de la gratuité auquel doit se conformer la pratique. La loi interdit toute rémunération du don d’organes ou de tissus. C’est un acte de générosité entièrement gratuit.

L’article L. 665-14[3] affirme le principe de l’anonymat. L’identité du donneur ne peut être révélée à la famille du défunt, et inversement. Ce principe permet d’éviter une relation délicate entre la famille du donneur et celle du receveur, de faciliter le deuil de la famille du donneur ainsi que la convalescence du malade vivant avec l’organe ou le tissus d’un autre. La famille du donneur peut toutefois être informée des résultats des greffes par les équipes médicales.

Depuis que la transplantation d’organes est reconnue comme une thérapie qui prolonge la vie et améliore la qualité de vie de nombreux malades, la législation française a donné une grande importance à cette thérapie de pointe. Plusieurs lois sont apparues pour soutenir et contrôler le prélèvement et la greffe d’organes. L’objectif de ces lois est d’encadrer le progrès scientifique et médical d’une part et d’autre part d’assurer le respect du corps humain et la volonté de la personne vis-à-vis du don d’organes (Ponchon, 1997).

C’est la loi dite Caillavet du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes qui a institué le premier cadre juridique général. Cette loi posait dans son article premier «le principe du consentement libre et exprès d’une personne vivante majeure et jouissant de son intégrité mentale à tout prélèvement en vue d’une greffe dans un but thérapeutique sur un être humain et instituait des conditions très strictes lorsqu’il s’agissait d’un mineur. «  Si le donneur potentiel est un mineur, le prélèvement ne peut être effectué que s’il s’agit d’un frère ou d’une sœur du receveur » (J.O, 1976, loi caillavet).

Dans son article 2 la loi Caillavet ouvre un champ plus large dès qu’il s’agit de personnes décédées et crée la notion de consentement présumé (inversion totale des principes habituels du droit) puisque la loi prévoit que : « des prélèvements peuvent être effectuer à des fins thérapeutiques ou scientifiques sur le cadavre d’une personne n’ayant pas fait connaître de son vivant son refus d’un tel prélèvement ». La loi considère donc que chaque citoyen est un donneur présumé consentant après sa mort.

Enfin, l’article 3 de la loi Caillavet affirme la gratuité du don.

A la lecture du texte, des interrogations subsistent sur le but même des prélèvements sur le cadavre. Jean Rostand a dit des atteintes à l’intégrité du cadavre qu’elles « ne seront tolérables qu’autant qu’elles procéderont d’une intention généreuse, élevées et tendant à des fins positives, cliniques, scientifiques ou didactiques[4]. » Quelles sont précisément les fins des prélèvements envisagés dans la loi Caillavet ? L’article 2 énonce la possibilité d’effectuer des prélèvements sur le cadavre et ce, aussi bien à des fins thérapeutiques que scientifiques. Quelle est la portée induite par chacun de ces termes ?

La fin thérapeutique d’un prélèvement est logiquement la greffe, mais une fois de plus la loi traite des fins thérapeutiques au pluriel sans préciser plus avant ce qu’il faut entendre par là ; la greffe pourrait alors très bien n’être qu’une « possibilité de fin thérapeutique » parmi tant d’autres. Tant qu’aucune précision d’ordre limitatif n’est apportée, la liberté est laissée au lecteur de la loi d’imaginer d’autres fins thérapeutiques envisageables consécutivement à un prélèvement. Ce point, quelque peu tendancieux, aurait sans doute mériter une précision afin de lever toute ambiguïté pouvant persister à la lecture du texte.

Que doit-on entendre ensuite par fins scientifiques ? Une fin est scientifique dès lors qu’elle se place sur le terrain de la recherche. Aussi, les fins scientifiques s’inscrivent-elles dans le cadre des progrès des connaissances et de la science médicale. Les prélèvements sur cadavre sont vus par la loi comme le moyen de progresser dans la recherche des connaissances épidémiologiques déjà en place ainsi que dans la recherche sur les causes exactes de nombreux décès. Mais ici encore, le manque de précisions est un handicap et amène à se poser différentes questions. Aussi il aurait été préférable que des thèmes tels que l’expérimentation ou la place faite à l’analyse didactique et à l’enseignement par rapport aux prélèvements post mortem soient directement traités dans la loi, écartant ainsi toute interrogation ultérieure.

Après plusieurs années de débat, les lois de Bioéthique apparaissent au 29 juin 1994 pour fixer les règles au don d’organes et à l’utilisation des produits du corps humain.

  • La première loi de Bioéthique relative «  au respect du corps humain », définit les grands principes de la bioéthique et constitue un chapitre du code civil.
  • La deuxième loi, relative «au don et à l’utilisation des éléments et des produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal » fixe les règles concrètes d’organisation du prélèvement et de l’utilisation des produits humains.

Un cas particulier : L’apparition du don in vivo

La loi Caillavet prévoit expressément dans son article premier[5] la possibilité d’effectuer un prélèvement sur une personne vivante, et ce en vue d’une greffe ayant un but thérapeutique sur un être humain.

Le principe posé dans l’article 1er en matière de prélèvements in vivo est clair : le prélèvement est possible à condition que la personne vivante soit majeure et en possession de son intégrité mentale, et qu’elle ait donné son consentement libre et exprès. Notons que le principe est énoncé sous une forme affirmative et non restrictive, ce qui laisse penser que la possibilité est offerte au plus grand nombre et pas seulement envisagée pour quelques uns.

La proposition de loi dans son état initial n’envisageait pas ce genre de prélèvements, puisque les prélèvements post mortem représentaient 95% des prélèvements opérés[6]. C’est la commission des lois du Sénat qui a souhaité donner une portée plus générale au texte en y insérant les prélèvements d’organes effectués à partir de personnes encore vivantes. Les dispositions de l’article 309 du Code pénal consacrant l’intégrité corporelle, le prélèvement sur personnes vivantes devenait, de fait, illicite[7]. Comment pouvait-on justifier l’atteinte à l’intégrité corporelle d’une personne bien portante qui n’est donc pas celle que l’on cherche à soigner ? Voilà un réel problème qui peut se traduire par un acte médical indirect dont le bénéficiaire est autre que celui qui le subit. Bien des justifications avaient déjà été envisagées, tels que le commandement de l’autorité légitime, l’ordre ou l’autorisation de la loi, ou encore la légitime défense. Cependant, aucune d’entre elles ne correspondait à la pratique des prélèvements d’organes sur personnes vivantes. On avait alors retenu l’état de nécessité, construction jurisprudentielle utilisée par les autorités judiciaires en 1961 à propos d’un projet de transplantation rénale entre jumelles monozygotes mineures. Mais aujourd’hui, l’état de nécessité ne peut plus être invoqué puisque les traitements mis au point font obstacle à la réunion des conditions de sa mise en œuvre. Conséquemment, la violation de l’intégrité corporelle d’un tiers bien-portant n’est plus le seul moyen indispensable d’éviter un plus grand mal chez autrui. De sorte qu’on se trouve dans une impasse étant donné que le consentement de la victime n’est pas reconnu comme un fait justificatif[8]. C’est finalement à la loi d’intervenir dans ce cas afin de poser un cadre permettant de passer outre les dispositions du Code pénal et par là même d’offrir les garanties de protection nécessaires aux médecins préleveurs. Ce fut chose faite avec ce premier article de la loi du 22 décembre 1976.

Notons que la loi Caillavet n’énumérait pas les organes susceptibles de dons.

L’article L. 671-1[9] de la loi de bioéthique de 1994 dispose qu’un prélèvement d’organes sur personne vivante ne peut être effectué que dans un but thérapeutique direct. Que signifie « thérapeutique direct » ? Cette qualification vise sans doute à éviter toute dérive, ou tout détournement possible du but recherché par la loi. L’organe donné doit être transplanté sur un patient nécessiteux d’une greffe. On ressent un fort désir de protection sur le plan sanitaire. Par mesure de prudence, le prélèvement doit obligatoirement être précédé des tests de dépistage des maladies transmissibles selon l’article L. 665-15[10].

Si l’optique était sans doute d’édicter une loi plus protectrice de la personne humaine et plus précise que la précédente, notons quand même qu’elle reçoit le même reproche que la loi Caillavet concernant la désignation des organes pouvant être prélevés. En effet, elle n’énumère pas davantage les organes susceptibles de don et laisse ainsi planer le doute, plutôt que d’énoncer clairement ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Notons que la moelle osseuse, qui fait l’objet d’une exception que nous étudierons plus tard, est considérée comme un organe selon l’article L. 671-1[11] de la loi de bioéthique.

Toutes ces règles visent à empêcher les abus et les trafics d’organes « à une époque où on a vu des individus se vendre par morceaux pour se procurer de quoi survivre[12] ». Dans cette perspective, le Conseil de l’Europe continue à œuvrer afin d’harmoniser au maximum les législations nationales.

Depuis l’adoption de la « Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine », dite Convention d’Oviedo, les quarante-trois représentants des pays de la grande Europe travaillent, au sein du Comité directeur pour la Bioéthique (CDBI), à mettre au point des protocoles additionnels. Jean-François Mattéi a été le rapporteur du protocole additionnel sur la transplantation d’organes adopté très récemment. Les représentants ont dû se résoudre, après deux ans de discussion, « à laisser cinq points majeurs à l’appréciation des États et à reconnaître qu’ils ne pouvaient pas être versés dans une règle commune. »[13] C’est dire si le sujet était difficile. Dans le projet de Protocole additionnel à la Convention sur les Droits de l’Homme et la Biomédecine, relatif à la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine, adopté en juin 2000, l’intérêt thérapeutique seul justifie un prélèvement d’organes ou de tissus sur donneur vivant[14]. Ce dernier ne peut être réalisé que si des relations personnelles étroites, telles que définies par la loi, existent entre le donneur et le receveur. Faute de quoi, l’autorisation d’une instance indépendante appropriée est nécessaire[15]. Une autre disposition informe que « Le prélèvement ne peut être effectué s’il existe un risque sérieux pour la vie ou la santé du donneur[16]. » Enfin, le donneur doit recevoir un certain nombre d’informations sans lesquelles le prélèvement est impossible[17].

Quelle peut-être l’identité de ce donneur vivant ? A qui incombe la décision d’accepter un tel prélèvement ?

 Le consentement  du donneur vivant doit être libre :

D’après la théorie générale du consentement énoncée à l’article 1109 du Code civil[18], pour être valable, le consentement doit être exempt de vices c’est à dire de violence, de dol et d’erreur. Ces principes généraux concernant le consentement sont à mettre en œuvre et à respecter dans le cadre du prélèvement d’organes mais, s’ils sont nécessaires, ils ne sont pas pour autant suffisants. Le législateur de 1976 l’a énoncé dans son article 4, alinéa 1[19], dont la portée nous rappelle que le consentement doit être éclairé. Cela signifie qu’il doit être donné en connaissance de cause, une fois toutes les informations délivrées, mais aussi entendues et comprises par celui à qui incombe la décision de consentir ou non. Lorsque l’article 4, alinéa 1 énonce que les conséquences éventuelles doivent être portées à la connaissance du donneur, il ne s’agit pas des conséquences du prélèvement uniquement, mais bien des conséquences de la greffe toute entière. Les informations à délivrer au donneur potentiel renvoient donc à sa propre personne mais aussi à la personne du receveur et au processus de greffe dans son ensemble. Le donneur potentiel ne peut consentir que s’il est en mesure de réaliser le calcul coût/bénéfice lui permettant de confronter les risques aux avantages et inconvénients qui pourront se dégager de son acte. Cela traduit la condition de fond exigée en vue de tout prélèvement sur une personne vivante et qui consiste à dire que si l’on souhaite obtenir une personne pleinement consentante, il est nécessaire que la personne ait été pleinement informée au préalable. Lorsqu’on parle de consentement éclairé, ce ne sont pas seulement les conséquences certaines qui sont visées, mais toutes les conséquences possibles, qu’elles soient certaines ou éventuelles.

Dans la loi de bioéthique, le consentement du donneur demeure évidemment exigé. Seul le sujet peut accepter personnellement qu’une atteinte soit portée à son corps, en principe inviolable. La condition de l’intégrité mentale ne figure plus au rang des exigences de la loi qui impose néanmoins que le donneur soit majeur et apte à exprimer son consentement. La loi assortie ces conditions préalables de solides garanties qui figurent au titre des modalités du consentement. Celles-ci réintègrent donc le champ des prérogatives législatives et s’inscrivent à l’article L. 671-3[20] du Code de la santé publique. La leçon a été tirée des critiques faites à l’encontre de la loi Caillavet qui avait relégué ces modalités au pouvoir réglementaire.

Notons que les garanties s’appliquent à tout don entre vivants sans distinguer selon le caractère régénérable ou non des organes[21]. La suppression de l’intégrité mentale est palliée par la rigueur des modalités du consentement qui doit être exprimée dans les conditions prévues prévue par la loi. Cependant, comment être sûr que le majeur qui vient exprimer son consentement est en pleine possession de ses moyens ? N’aurait-il pas été préférable de conserver la condition de l’intégrité mentale, unique et irremplaçable ?

Si cette volonté du donneur venait à se modifier avant le prélèvement, le consentement pourrait être révoqué à tout moment, sans forme et discrétionnairement. Le donneur dispose de cette possibilité de consentir, puis réfuter. Il peut donner, mais jamais vendre son corps. Cette règle essentielle vise à éviter toute dérive de la part de tricheurs qui chercheraient à s’aliéner ou à acheter un organe à autrui. Le principe de gratuité doit être garanti et toute pression sur un donneur potentiel doit être écartée. La générosité du donneur vivant ne peut bénéficier qu’à son frère ou à sa sœur, à son père ou à sa mère, à son fils ou à sa fille, à son conjoint en cas d’urgence. Enfin, le don entre vivants est nécessairement ciblé puisque le lien de parenté ou d’alliance en est la condition sine qua non. L’énumération de l’article L. 671-3 est strictement limitative et ne peut donc pas être étendue à d’autres situations affectives. Le don n’est, par exemple, pas possible entre concubins ou entre amis intimes, car il s’agit d’un acte lourd de conséquences, tant physiques que psychologiques. La loi a posé des garde-fous qui visent à protéger le donneur et le receveur, qui ne peuvent être exposés, des suites d’un don à des situations inconfortables. Par exemple, un concubin qui aurait reçu un organe de son partenaire ne doit pas être exposé à des pressions de la part de l’autre en cas de rupture voulue par celui-ci. Ce cas de figure peut se présenter de la même façon au sein d’un couple marié, mais le divorce est régi par des lois empêchant tout débordement.

Le consentement  du donneur vivant doit être exprès :

Seul le consentement exprès est recevable afin d’éviter toute ambiguïté pouvant conduire à des remises en cause du respect de l’intégrité corporelle. Un consentement tacite ne peut être envisageable en ce qui concerne les prélèvements in vivo, car il est facile d’imaginer les conséquences éventuelles en terme d’atteinte à l’intégrité corporelle. Quelles sont les modalités selon lesquelles le donneur doit exprimer son consentement ? C’est le décret d’application qui détermine ces modalités en vertu les dispositions de l’article 4, alinéa1 de la loi de 1976.

Quid des mineurs et des majeurs incapables qui ne sont pas en mesure juridiquement d’exprimer valablement leur consentement libre et exprès ?

La Haute assemblée avait admis que le majeur incapable pouvait être engagé par l’autorisation de son représentant légal, sous réserve d’une autorisation fournie par un comité d’experts. Mais la solution de l’Assemblée nationale, qui écarte toute possibilité de prélèvement sur mineurs et majeurs incapables, a prévalu. Seule une dérogation est prévue concernant les mineurs frères et sœurs.

Le reproche a été fait à la loi Caillavet de ne pas avoir précisé les modalités du consentement. Cette précision avait été laissée à la charge du pouvoir réglementaire, normalement incompétent pour connaître des questions touchant aux principes fondamentaux du droit des personnes.

Le rôle du représentant légal pour les donneurs vivants mineurs: un tiers indispensable

Le principe posé dans l’article 1er, alinéa 1[22] de la loi Caillavet est sans appel : le mineur vivant ne peut faire l’objet d’un prélèvement. Il en est ainsi dans la plupart des autres pays qui posent comme condition essentielle au prélèvement, un donneur capable de discernement. Cependant, l’alinéa 2[23] apporte immédiatement une dérogation au principe. En effet, un mineur peut faire l’objet d’un prélèvement s’il est frère ou sœur du receveur. Se pose à nouveau la question du consentement dans cette situation particulière qui, mettant en scène un donneur mineur, doit également intégrer son représentant légal. L’alinéa 2 de l’article 1er n’évoque que le consentement du représentant légal et à aucun moment le texte n’affirme que le mineur doit consentir au prélèvement lui-même. Seul le respect du refus d’accepter le prélèvement est abordé et ce, dans le cas où l’avis du mineur peut être recueilli. L’accent est donc mis sur le refus seulement et non sur le consentement[24], puisqu’il faut comprendre que seul un refus aura un caractère décisif. Mineur pour le consentement, le mineur est majeur lorsqu’il s’agit du refus de consentir. De plus, la loi reste floue lorsqu’elle énonce « si l’avis du mineur peut être recueilli »[25]. Que signifie cette condition ? Est-ce une condition qui tient à l’âge du mineur… la loi ne le précise pas. Est-ce au médecin de recueillir ce consentement, ou de décider qu’il faut le faire, à quel moment cela est-il rendu possible… ? Autant de questions auxquelles la loi ne répond pas, autant de questions qu’elle évince en se retranchant derrière un conditionnel bien illusoire. Lorsqu’il s’agit d’un enfant, l’autorisation est donc donnée par un tiers en sa qualité de représentant légal de l’enfant mineur. La notion de « représentant légal » avait été préférée à celle de « titulaires de l’autorité parentale » ou de « père et mère »[26], car elle désignait autant les enfants ayant une filiation légalement établie que les pupilles de l’État. Mais dans quel but le représentant légal d’un mineur peut-il consentir à un prélèvement d’organe sur celui-ci ? Le représentant légal se voit conférer une autorité qui vise à protéger le mineur dans sa sécurité, sa santé et sa moralité. Or, il est inconcevable de penser d’un prélèvement d’organe qu’il est un acte propre à assurer la sécurité et la santé d’un enfant[27]. Le cas de figure présent n’intéresse que des frères et sœurs, la difficulté réside donc dans le fait que les représentants légaux sont porteurs d’une double casquette puisqu’ils ont autorité à la fois sur le receveur et sur le donneur. En ce qui concerne le receveur, qu’il soit mineur ou majeur d’ailleurs, l’exercice de leur autorité aura un but de protection , alors que pour le donneur mineur, leur autorité sera vue comme l’instrument de sa mise en danger. C’est une conception difficile de l’autorité parentale qui se trouve exposée ici, mêlant à la fois la fin et les moyens, la bienfaisance et la malfaisance. Cependant, il était impensable que le représentant légal du mineur, par la seule justification de son titre, soit amené à détenir le monopole d’une décision aussi grave. C’est pourquoi son consentement est subordonné à une autorisation donnée par un comité d’experts. Celui-ci peut s’apparenter à une véritable juridiction dans la mesure où la décision rendue aura des conséquences juridiques[28]. Ce comité apparaît comme un garde-fou, une garantie nécessaire permettant de pallier des débordements imprévisibles. Il assure le bon déroulement de la pratique du prélèvement avec une mission bien spécifique qui implique un examen des « conséquences prévisibles du prélèvement tant au plan physique qu’au plan psychologique »[29]. La France apparaît alors comme le seul pays où on peut prélever des organes d’un mineur sans son consentement[30] ; constat sévère qui laisse persister un doute quant à l’intention du législateur d’en arriver à un tel résultat. Sans doute est-il préférable d’opérer une distinction entre l’esprit initial de la loi et la portée de son texte.

Pour le cas des mineurs, on peut également soulever un problème de Droit international privé qui a trait à un cas de figure particulier dans lequel le donneur âgé de 18 ans révolus serait étranger et pourtant considéré comme mineur dans son pays. C’est l’article 3, alinéa 3[31] du Code civil stipule que le statut personnel est régi par la loi nationale, c’est à dire que l’on doit se référer à la loi nationale du donneur étranger.

La loi Caillavet n’était pas très rigoureuse quant au consentement de l’enfant mineur. Celui-ci avait le pouvoir d’exprimer son refus et non son consentement, lequel revenait à son représentant légal.

Face à de telles incohérences et à un besoin toujours plus grand de protection, la loi de bioéthique opère un recul radical à propos des mineurs : tout prélèvement d’organes est absolument prohibé sur un mineur, à l’exception de la moelle osseuse[32], organe régénérable. Cette exception est stricte : elle concerne les seuls mineurs et ne saurait être étendue à d’autres sujets ou d’autres organes que la moelle osseuse. Cependant, la même question resurgit encore : ce prélèvement peut-il avoir lieu sur un demi-frère ou une demi-sœur ? Les débats sur ce sujet révèlent que le législateur est soucieux des problèmes de compatibilité entre donneur et receveur, ce qui implique de limiter le don aux membres les plus proches d’une même famille. La finalité affective du don étant alors garantie, le législateur a inclus les demi-frères et demi-sœurs, au même titre qu’il avait déjà ajouté le conjoint. De plus, la Convention de New York sur les droits de l’enfant, signée et ratifiée par la France, interdit toute discrimination en raison de la filiation et affirme le droit pour tout enfant de jouir du meilleur état de santé possible[33]. Les conséquences de cette convention ont été observées sur le plan patrimonial avec le principe de l’égalité successorale entre frères et sœurs germains, consanguins et utérins. Dès lors, il apparaît normal que la même voie soit suivie en matière extrapatrimoniale. Le prélèvement de moelle sur mineur est strictement encadré[34] dans ses modalités de réalisation. Il doit être autorisé par un comité de trois experts composé de deux médecins, dont un pédiatre, et d’un expert n’appartenant pas aux professions médicales. Les titulaires de l’autorité parentale doivent également donner leur consentement. Si le mineur a un père et une mère, tous deux exerceront conjointement leur autorité. S’il ne lui reste qu’un seul parent, celui-ci donnera seul son consentement. Si l’enfant n’a pas de filiation établie ou que ses deux parents sont décédés, hors d’état de manifester leur volonté ou déchus de leur autorité parentale, le consentement émane du tuteur, représentant légal du mineur.

 

Le cas des incapables majeurs est réglé directement dans l’article 1 de la loi qui renvoie à des personnes majeures jouissant de leur «intégrité mentale». Pour qu’une greffe ait lieu entre vivants majeurs, il faut un consentement libre et éclairé de la part d’une personne jouissant de son intégrité mentale. Cette exigence correspond au principe général selon lequel : « pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit »[35]. Or, l’incapable majeur n’est pas à même de donner un tel consentement, ce qui l’exclut directement des donneurs vivants potentiels. Néanmoins, le cadre législatif en place autour des incapables majeurs distingue différentes catégories dont il n’est pas fait état dans la loi de 1976. Dès lors, la loi exclut-elle tous les incapables majeurs : les majeurs en tutelle, les majeurs en curatelle et les majeurs placés sous sauvegarde de justice, ou seulement une ou deux catégories ? Le cas de la curatelle est intéressant dans la mesure où la cause d’ouverture d’une curatelle ne constitue pas en elle-même un obstacle au prélèvement. Mais les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat ont montré que l’exclusion était générale et visait ainsi tous les incapables majeurs or, le majeur placé sous curatelle est aussi un incapable selon l’article 508-1 du Code civil[36].

L’interdiction de prélèvements sur les incapables majeurs est totale dans la loi de 1994 et ne souffre aucune exception. L’article L. 671-4[37] est sans appel : une « personne vivante majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale » ne peut subir un prélèvement d’organes en vue d’un don. La formule diffère de celle employée dans la loi Caillavet, qui visait des personnes possédant leur intégrité mentale, et qui éliminait les incapables majeurs par raisonnement contrario. Dans la loi de 1994, les majeurs incapables sont précisément cités, évitant ainsi toute hésitation quant aux personnes visées. La formule juridique de 1994 a le mérite d’être précise et de lever toute ambiguïté. Mais du même coup, sa portée est plus réduite que celle de 1976 qui visait non seulement les incapables majeurs, mais aussi certains majeurs ayant besoin d’une plus grande protection que les autres.

Le problème du registre des refus

A ) Le registre prévu par la loi Caillavet

L’article 4, alinéa 2[38] de la loi Caillavet laisse le soin à un décret en Conseil d’État d’organiser les modalités d’expression du refus de prélèvement. Le refus intéresse au premier chef tout homme qui ne souhaite pas que sa dépouille fasse l’objet d’un prélèvement. Il intéresse aussi les médecins dans les mains desquels passent toutes les dépouilles. Ces médecins doivent être dûment informés du refus exprimé de son vivant par la personne défunte. C’est dans cette perspective que la proposition de loi, dans son texte initial, énonçait que le décret d’application déterminerait les conditions dans lesquelles « devra, à peine de nullité, avoir été porté à la connaissance du corps médical le refus de prélèvement[39]. » L’accent était mis sur la publicité du refus, qui ne devait pas échapper aux médecins, préoccupés par leur sécurité, plutôt que par la réalité de ce refus. L’article 4, alinéa 3[40] énonce que les établissements hospitaliers, qui souhaitent effectuer des prélèvements d’organes, doivent remplir les conditions fixées par le décret en Conseil d’État et être désignés par le ministre de la Santé. Les établissements de soins retenus ont alors le devoir de se renseigner sur le point de savoir qui est inscrit et a ainsi refusé les prélèvements. Pour se faire, il a été prévu un registre au bureau d’accueil des hôpitaux, tenu par un agent administratif[41]. Les médecins doivent consulter ce registre, selon les dispositions du décret en Conseil d’État, dans lequel les patients entrés à l’hôpital auront pu inscrire leur refus éventuel. Mais la tenu de ce registre pose plusieurs problèmes. D’abord, tous les patients entrants ne sont pas forcément en état de faire connaître leur volonté. Ceux arrivés inconscients des suites d’un accident ne peuvent pas manifester leur volonté, alors qu’ils sont précisément les premiers susceptibles de mourir d’une mort cérébrale. Ensuite, il est bien improbable qu’un malade exprime son refus lors de son admission, car il espère bien repartir rapidement guéri.

Force a été de constater qu’il était impératif de trouver un autre moyen de respecter la volonté de chacun.

B ) Le registre national des refus mis en place par la loi de bioéthique

Ce registre a été voulu par le législateur de 1994 comme une compensation nécessaire du choix du principe du consentement présumé. Il a pour but de permettre l’expression et le respect avec certitude de la volonté de ceux qui sont opposés à un prélèvement. C’est un décret[42] de 1997 qui a précisé son mode de fonctionnement. Confié à l’EFG, il a vu ses modalités de fonctionnement définies, son application informatique construite et son mode de gestion accepté par la Commission Nationale Informatique et Liberté au cours de la période 1997-1998. Un arrêté du ministre de la Santé[43] fixe au 15 septembre 1998 l’entrée en vigueur dudit décret. A compter de cette date, tout établissement de santé autorisé à prélever des organes, des tissus et des cellules est tenu de consulter le registre national automatisé des refus avant tout prélèvement. Le Directeur général de l’EFG, Didier Houssin, dit que ce registre est « un outil utile, car si l’information sur le prélèvement et la greffe doit prendre avant tout le parti des malades et souligner l’importance des prélèvements d’organes ou de tissus pour eux, la réalité de la réticence ou de l’opposition de nombreuses personnes doit être prise en compte et respectée[44]. » Pour se faire, les personnes souhaitant faire connaître leur refus doivent s’inscrire. Toute personne âgée de 13 ans au moins peut s’inscrire sur le registre. Notons que ce refus ne concerne pas les expertises médico-légales, et qu’il ne peut pas préciser la ou les parties du corps humain sur lesquelles il s’applique ; un refus de prélèvement de cornée, par exemple, équivaut à un refus de tout prélèvement. Ce refus est révocable dans les mêmes formes que l’inscription sur le registre. Le décret de 1997 précise que la mise en œuvre dudit registre doit s’accompagner d’une information de l’EFG sur l’existence du registre et les modalités d’inscription. Nous évoquerons ultérieurement cette information ainsi que l’efficacité de ce registre qui appellent des considérations d’ordre éthique.

La place de la famille

A ) La famille exclue de la loi Caillavet

La place de la famille est sans doute le point qui a le plus prêté à controverse dans la pratique des prélèvements d’organes depuis que celle-ci existe. Bien sûr la loi de 1976 est la traduction d’un élan de solidarité certain visant à venir au secours des malades. Mais elle apparaît aussi comme une loi de régulation visant à faciliter des pratiques incontournables et déjà en place telles que les greffes de rein[45]. Dans un contexte où les médecins préleveurs manquaient de reins à greffer et pouvaient toujours craindre, en l’état du droit de l’époque, d’être exposés aux recours éventuels des familles des malades. Cette loi a donc notamment pour objet de protéger et de couvrir les médecins qui se livraient déjà à de telles pratiques et ce, en dehors de tout cadre législatif. La famille ne devait en aucun cas présenter un obstacle à la réalisation des prélèvements. C’est pourquoi la loi elle-même l’a évincée de la procédure des prélèvements pour ne retenir que le seul principe du consentement présumé. L’avis de la famille ne peut avoir d’influence sur la décision ; il n’est, de toutes façons, pas requis. L’article 2, alinéa 2[46] le confirme a contrario lorsqu’il n’exige l’autorisation du représentant légal que dans le cas du défunt mineur ou incapable. Il semble d’ailleurs évident que le représentant ne pourrait passer outre le refus exprès de l’incapable ; simplement, la loi estime que l’absence de refus n’est pas chez ce dernier une présomption suffisante de consentement et doit être complétée par l’autorisation du représentant légal. Cette mesure, visant à écarter la famille, est souvent restée méconnue de celle-ci. Plusieurs cas de figure se sont alors présentés. La plupart des familles n’ont jamais su que des prélèvements avaient été effectués, puisque le corps du défunt était restauré de façon décente. Cette mesure n’était cependant pas prévue par la loi, mais on imagine que les médecins avaient pour souci de ne pas choquer la famille endeuillée, et prenaient soin de cacher une vérité qu’il n’était pas souhaitable de découvrir. D’autres familles se sont aperçues que le corps de leur défunt avait fait l’objet de prélèvements, alors qu’elle n’en avait pas été averties. A la surprise ont souvent fait suite la colère et la tentative d’ester en justice afin de dénoncer les médecins responsables, et d’éviter que d’autres familles ne connaissent le même drame. Mais toutes les tentatives ont été vaines puisque la loi, à aucun moment, n’oblige le médecin à recueillir l’avis, ou même à informer la famille des prélèvements qui vont être effectués. Les médecins bénéficiaient donc d’une protection totale et n’avaient à craindre de quelconques représailles sur le plan de la justice ; le blanc-seing leur avait été donné par le législateur. Néanmoins, la pratique a montré un décalage avec le texte et l’esprit de la loi[47]. En effet, certains médecins se sont mis à informer la famille des prélèvements, puis à lui demander son avis avant d’y procéder.

B ) La loi de bioéthique réintroduit la famille

Cet état de fait, et non de droit, a entraîné l’insertion d’une nouvelle disposition dans la loi de bioéthique, à l’article L. 671-7[48]. Le médecin doit désormais s’efforcer de recueillir le témoignage de la famille, lorsqu’il n’a pu obtenir de renseignements sur la volonté du défunt. En pratique, cela signifie que si le défunt n’est pas inscrit sur le registre national des refus, il est présumé avoir consenti au prélèvement, mais il appartient à la famille de confirmer ou d’infirmer cette présomption. Obtenir de la famille qu’elle livre la volonté du défunt n’est pas une obligation légale, car le texte de la loi est clair et énonce que « le médecin doit s’efforcer de recueillir le témoignage de la famille. » Il s’agit donc d’une obligation de moyen et non de résultat. Le médecin doit faire la démarche d’aller voir la famille afin de lui poser la question, mais le texte de la loi semble dire que s’il ne peut obtenir de réponse claire, il pourra néanmoins procéder au prélèvement puisqu’il aura respecté son obligation légale qui consiste à s’efforcer de recueillir le consentement. En fait, la disposition est ambiguë car elle ne mentionne pas jusqu’où le médecin doit aller dans l’effort pour recueillir le témoignage. A partir de quand pourra-t-on considérer que le médecin a fait suffisamment d’efforts vains et peut procéder au prélèvement ? Il est impossible de répondre à cette question qui se heurte aux différentes appréciations de l’effort fourni. De plus, la question est délicate dans la mesure où on imagine mal un médecin prendre l’initiative de prélever alors que la confusion règne au sein de la famille.

La confusion provient du fait que la famille doit donner son avis sur ce qu’aurait aimé le défunt. Mais, soit parce qu’elle ne le sait pas, soit parce qu’elle ne peut supporter l’image du corps mutilé du défunt, la famille substitue souvent sa propre volonté à celle du défunt. Les coordinateurs, chargés de recueillir l’avis des familles, essuient bien des refus de la part de familles qui refusent de consentir au prélèvement en raison de leurs convictions propres. Cette attitude de la famille emporte le constat d’un obstacle supplémentaire et insoluble au prélèvement.

Enfin, la loi est équivoque car elle ne précise pas qui est la famille. S’agit-il du père et de la mère lorsqu’ils sont encore en vie ? Les frères et sœurs ont-ils leur mot à dire ? Quid des familles recomposées ou des familles dans lesquelles les circonstances de la vie ont séparés les êtres pour ne les réunir qu’autour de la mort ? Faut-il considérer les proches comme faisant partie de la famille ? Quelle hiérarchie établir au sein de la famille lorsqu’elle émet des avis divergents ? Autant de questions auxquelles la loi n’apporte pas de réponses. Dans cette absence de précisions, il convient de procéder au cas par cas, et de saisir quelles étaient les affinités de chacun avec le défunt. Ce travail délicat incombe aux coordinateurs, formés à cet effet, et qui se trouvent en contact direct avec la famille. Si les coordinateurs sont choisis et formés avec attention, il n’en reste pas moins qu’ils fournissent un travail délicat requérant tact et finesse.

Notons enfin que la loi prévoit, dans son article L. 671-11[49] que le corps doit être rendu à la famille décemment restauré afin que celle-ci puisse procéder au deuil et à la cérémonie qui l’accompagne.

La pratique des prélèvements d’organes est régie par des dispositions précises et spécifiques qui doivent être observées par les différents acteurs. Si la loi en vigueur règle des points essentiels, restent néanmoins certains aspects du don qu’elle ne peut pas maîtriser. Alors que les dispositions mêmes de la loi rencontrent des difficultés sur le plan de la communication, les aspects qu’elle n’envisage pas représentent, pour leur part, l’essentiel de la problématique des prélèvements d’organes en matière de communication.

Eléments de réflexion : la société, l’Etat et le cadavre

Le refus d’une conception utilitariste du corps

La loi Caillavet fut dénoncée, à l’époque, comme une « solution technocratique, que certains pourraient croire efficace, tout à fait dans la pente de notre société. Que la parole soit donnée le moins possible aux citoyens[50] ». Des craintes se sont exprimées, suite à l’avènement de la loi Caillavet ; craintes liées à une vision pessimiste du système et révélatrice d’une conception hyper politico-centraliste, qui laisse entrevoir que c’est le pouvoir politique qui décide de tout, écartant tout espoir démocratique pour le citoyen. S’il demeure nécessaire de tempérer de tels propos afin de ne pas tomber dans l’excès, force est néanmoins de constater que le corps humain ou le cadavre de l’homme ne cessent d’être exploités en raison des richesses matérielles qu’ils recèlent et des possibilités de plus en plus étendues qu’ils offrent. Cette exploitation suscite bien des enthousiasmes lorsque, couplée avec l’avancée des progrès techniques observée ces dernières années, elle promet de bénéficier à l’homme afin de lui assurer une santé meilleure. Cependant, cet enthousiasme se trouve quelques fois mitigé du fait de l’apparition de certaines inquiétudes sous-jacentes. En effet, on peut craindre que cette exploitation du corps humain, forte de son objectif d’amélioration de la santé en général, génère cependant des effets pervers. Si le but avoué est d’apporter des avantages à l’homme, sans doute celui-ci doit-il supporter quelques inconvénients liés au fait que l’exploitation du corps suppose sur lui une certaine emprise et aboutit à une sorte de personnification. L’exploitation s’attache plus au corps en tant qu’objet qu’en tant que personne. C’est un trait d’utilitarisme que l’on ne peut ignorer ici. Et lorsque la personne a tendance à s’effacer au profit de l’objet, il est nécessaire de se méfier de l’utilisation qui peut être faite du corps. Techniquement, l’utilisation du corps et de ses organes revient à la médecine du fait de l’exclusivité des connaissances qu’elle possède à ce sujet, mais on peut également l’attribuer à la politique dont l’imbrication dans le système vient d’être montrée. L’illustration de ces propos nous est donnée par l’article 4, alinéa 4[51] de la loi Caillavet elle-même lorsqu’il énonce que les procédures et les modalités selon lesquelles la mort doit être constatée seront déterminées par un décret en Conseil d’État. C’est au pouvoir réglementaire qu’il appartient de déterminer ces modalités alors que sur ce point encore, il est permis de douter de cette attribution. La mort touche l’état des personnes et est par voie de conséquences du domaine réservé de la loi ; il s’agit pourtant là d’une question à trancher par le Gouvernement selon les propres dispositions de la loi.

La loi Caillavet faisait craindre une conception trop utilitariste du corps à la quelle la loi de bioéthique est venue poser des limites en affirmant le respect de la dignité du corps humain, principe assorti du garde-fou indispensable qu’est l’avis de la famille. Celui-ci étant encore trop souvent défavorable au prélèvement d’organes sur le cadavre de leur proche défunt, se pose aujourd’hui le problème de la pénurie d’organes et avec lui, celui de la répartition et de l’attribution des organes.

Le problème de la répartition des organes et ses enjeux

Détailler les critères de répartition et d’attribution des organes ne présente pas d’intérêt ici. Les patients inscrits sur les listes d’attente de greffes présentent tous des indications posées avec justesse, et médicalement reconnues. Il est néanmoins nécessaire de répartir les greffons le plus équitablement possible. L’EFG est investie de cette mission, et son président, Didier Houssin, considère qu’il est indispensable d’établir des critères de répartition qui soient médicalement validés et socialement acceptables. Cela nécessite de prendre des décisions. A un premier niveau, les décisions qui doivent fixer socialement les règles, ont des implications politiques après consultation de l’opinion publique. A un second niveau, les décisions doivent déterminer la façon dont les règles peuvent être appliquées sous la responsabilité du médecin. Mais ce second niveau de décision implique que les médecins intègrent davantage les attentes des patients dans leur choix, et acceptent de soumettre leurs critères subjectifs au débat public. Les règles qui auront été décidées doivent correspondre à un principe de justice collective[52], qui vise un impératif d’équité, tenant compte de l’intérêt de chacun selon ses besoins. « L’équité représente un idéal vers lequel on tend, et pour lequel il est nécessaire de combattre sans relâche[53]. » La recherche de l’équité nécessite de définir quels sont les besoins d’une population en terme de greffes, et en quoi consiste l’utilité d’une greffe pour un individu. Ces notions de besoin et d’utilité dépendent fortement de ceux qui ont pour mission de les définir dans le cadre d’un débat démocratique transparent : les médecins, les spécialistes de santé publique, l’EFG, les responsables financiers et politiques, les patients et leur famille. Tous ces avis sont nécessaires pour construire et déterminer le système de transplantation le plus juste possible. Cependant, Jean-François Mattéi nous met en garde : « Il faut éviter la confusion des genres, de mêler les critères politiques et les critères médicaux. (…) Quand on confie aux médecins des tâches à caractère politique, les médecins doivent s’y opposer. De même, quand la société veut absolument contraindre les médecins à s’en tenir à des règles écrites desquelles ils ne peuvent sortir ; il est nécessaire de faire comprendre à celle-ci qu’elle se prive d’un recours : celui du médecin qui doit pouvoir en conscience prendre des décisions en dehors de la règle écrite. » Il est donc considéré que la question de la répartition des organes nécessite la tenue d’un débat de type démocratique, avec une multiplicité d’intervenants, tels que ceux cités auparavant, mais aussi avec le respect de règles particulières. Parmi celles-ci, nous citerons celle de la prohibition de la confusion des genres qui s’avère essentielle pour le bon déroulement du débat démocratique. Ce débat ne peut donc être improvisé et requiert des préalables, tels que l’information et la communication, que nous proposons d’étudier dans la deuxième partie.

La création de l’EFG parallèlement aux lois de bioéthique

Dans certains domaines, le législateur a créé des organismes qui jouent un rôle régulateur important des pratiques. C’est le cas dans le domaine des greffes avec la création de l’EFG. Cet établissement public traite dans la transparence l’ensemble des problèmes posés par la pratique de la greffe, il est chargé par le Ministre de la Santé de toute l’organisation sanitaire, réglementaire et fonctionnelle des greffes en France. La promotion du don et l’information sur le registre national des refus lui incombent également. Pour les autres pratiques visées par les nouvelles technologies biomédicales, peut-être serait-il souhaitable de suivre la même démarche. Ainsi, la coopération commencerait ici, puisque les différents organismes pourraient avoir entre eux des liens institutionnels nécessaires afin de traiter des sujets qu’ils ont en commun, par exemple dans le domaine de la sécurité sanitaire, ou de la vigilance. Un autre organisme de ce genre existe pour le sang, et avec l’EFG, tous deux se doivent de veiller afin d’éviter de se transformer en lieu supplémentaire de pouvoir administratif. L’État doit néanmoins leur fournir les moyens nécessaires à l’exercice de leur mission. L’information dans leur domaine de compétence en fait donc partie. Il s’agit de l’information des professionnels de santé et des responsables institutionnels, mais aussi du public et des usagers. Ce sont ces organismes qui, sans confisquer le débat, pourraient au contraire avoir pour mission de le stimuler, l’organiser, et de contribuer à promouvoir la réflexion.

Pr Grégoire MOUTEL

Remerciements particuliers à Amélie Joffrin pour sa participation


[1] Art. 5, loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976 : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’application des dispositions de la loi n° 49-890 du 7 juillet 1949 relative à la greffe de la cornée et de celles du chapitre unique du livre VI du Code de la santé publique relatives à l’utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés. »

[2] Art ? L. 665-13, du Code de la Santé Publique : « Aucun paiement, quelle qu’en soit la forme, ne peut être alloué à celui qui se prête au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de ses produits. Seul peut intervenir, le cas échéant, le remboursement des frais engagés selon des modalités fixées par décret en Conseil d’Etat. »

[3] Art. L. 665-14, du Code de la Santé Publique : « Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. (…) Il ne peut être dérogé à ce principe d’anonymat qu’en cas de nécessité thérapeutique. »

[4] Rostand J., in préface du livre de Dierkens R. : Les droits sur le corps et le cadavre de l’homme, Masson, Paris, 1966.

[5] Art. 1er , alinéa 1, loi n° 76-1319 du 22 décembre 1976 : « En vue d’une greffe ayant un but thérapeutique sur un être humain, un prélèvement peut être effectué sur une personne vivante majeure et jouissant de son intégrité mentale, y ayant librement et expressément consenti. »

[6] Jestaz P., « Prélèvements d’organes », RTD civ., 1977.199.

[7] Grenouilleau, « Commentaire de la loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes », D. 1977. Chroniques 213.

[8] Grenouilleau, op. Cit.

[9] Art L. 671-1 : du Code de la Santé Publique « Le prélèvement d’organes sur une personne vivante, qui en fait le don, ne peut être effectué que dans l’intérêt thérapeutique direct d’un receveur. Le receveur doit avoir la qualité de père ou de mère, de fils ou de fille, de frère ou de sœur du donneur, sauf en cas de prélèvement de moelle osseuse en vue d’une greffe (…). »

[10] Art. L. 665-15 : « Le prélèvement d’éléments et la collecte de produits du corps humain à des fins thérapeutiques sont soumis à des règles de sécurité sanitaire définies par décret en Conseil d’Etat. Ces règles comprennent notamment des tests de dépistage des maladies transmissibles (…). »

[11] Art. L. 671-1 : « La moelle osseuse est considérée comme un organe pour l’application des dispositions du présent livre. »

[12] Grenouilleau, op. cit.

[13] Entretien avec Jean-François Mattéi, le 27 juin 2001.

[14] Art. 8, chapitre III du projet de Protocole additionnel à la Convention sur les Droits de l’Homme et la Biomédecine, relatif à la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine, adopté lors de la 18ème réunion du CDBI, 5-8 juin 2000.

[15] Ibid., art. 9.

[16] Ibid., art. 10.

[17] Ibid., art. 11.

[18] Art. 1109 Cc : « Il n’y a point de consentement valable, si le consentement n’a été donné que par erreur, ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol. »

[19] Art. 4, alinéa 1, loi n° 76-1811 : « Un décret en Conseil d’Etat détermine : les modalités selon lesquelles le donneur visé à l’article 1er, ou son représentant légal, est informé des conséquences éventuelles de sa décision et exprime son consentement. »

[20] Art L. 671-3, alinéa 3, du Code de la Santé Publique : « (…) Le donneur, préalablement informé des risques qu’il encourt et des conséquences éventuelles du prélèvement, doit exprimer son consentement devant le président du tribunal de grande instance, ou le magistrat désigné par lui. En cas d’urgence, le consentement est recueilli, par tout moyen, par le procureur de la République. Ce consentement est révocable sans forme et à tout moment. »

[21] Granet-Lambrechts F., op. cit.

[22] Art. 1er,alinéa 1, loi n° 76-1181 du 22décembre 1976 : « En vue d’une greffe ayant un but thérapeutique sur un être humain, un prélèvement peut être effectué sur une personne vivante majeure et jouissant de son intégrité mentale, y ayant librement et expressément consenti. »

[23] Art. 1er, alinéa 2, loi n° 76-1181 du 22décembre 1976 : « Si le donneur potentiel est un mineur, le prélèvement ne peut être effectué que s’il s’agit d’un frère ou d’une sœur du receveur. Dans ce cas, le prélèvement ne pourra être pratiqué qu’avec le consentement de son représentant légal et après autorisation donnée par un comité composé de trois experts au moins et comprenant deux médecins dont l’un doit justifier de vingt années d’exercice de la profession médicale (…). »

[24] Jacquinot C., « Sur les prélèvements d’organes », La Gazette du Palais, 1979.1.57 et 248.

[25] Art. 1er, alinéa 2, loi n° 76-1811 : « (…) Si l’avis du mineur peut être recueilli, son refus d’accepter le prélèvement sera toujours respecté. »

[26] Granet-Lambrechts F., « Les dons d’organes, de tissus, de cellules et de produits du corps humain : de la loi Caillavet aux lois de bioéthique », Revue de droit sanitaire et social, Ed. Sirey, n° 1, janvier-mars 1995.

[27] Granet- Lambrechts, op. cit.

[28] Ibid.

[29] Art. 1er, alinéa 2, loi n° 76-1811 : « (…) Ce comité se prononce après avoir examiné toutes les conséquences prévisibles du prélèvement tant au plan physique qu’au plan psychologique. »

[30] Jacquinot C., op. cit.

[31] Art. 3, alinéa 3 Cc : « Les lois concernant l’état et la capacité des personnes régissent les Français, même résidant en pays étrangers. »

[32] Art. L. 671-5, loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 : « Par dérogation aux dispositions de l’article L. 671-4, un prélèvement de moelle osseuse peut être effectué sur un mineur au bénéfice de son frère ou de sa sœur. »

[33] Granet-Lambrechts F., op. cit.

[34] Art. L. 671-5, alinéa 2, du code de la Santé Publique : « Ce prélèvement ne peut être pratiqué que sous réserve du consentement de chacun des titulaires de l’autorité parentale ou du représentant légal du mineur. Le consentement est exprimé devant le président du tribunal de grande instance ou le magistrat désigné par lui. »

[35] Art. 489 Cc : « Pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit. Mais c’est à ceux qui agissent en nullité pour cette cause de prouver l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte. »

[36] Art. 508-1 Cc : « Peut pareillement être placé sous le régime de la curatelle le majeur visé à l’alinéa 3 de l’article 488 – le majeur qui, par sa prodigalité, son intempérance ou son oisiveté, s’expose à tomber dans le besoin ou compromet l’exécution de ses obligations familiales. »

[37] Art. L. 671-4, du Code de la Santé Publique  : « Aucun prélèvement d’organes, en vue d’un don, ne peut avoir lieu sur une personne vivante mineure ou sur une personne vivante majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale. »

[38] Art. 4, alinéa 2, loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976 : « Un décret en Conseil d’Etat détermine : … 2° Les modalités selon lesquelles le refus ou l’autorisation visé à l’article 2 ci-dessus exprimé. »

[39] Grenouilleau, op. cit.

[40] Art. 4, alinéa 3, loi n° 76-1181 : « Un décret en Conseil d’Etat détermine : … 3° Les conditions que doivent remplir les établissements hospitaliers pour être autorisés à effectuer les prélèvements visés à l’article 2 et être inscrits sur une liste arrêtée par le ministre de la Santé. »

[41] Jacquinot C., op. cit.

[42] décret n° 97-704 du 30 mai 1997.

[43] Arrêté du 5 juillet 1998.

[44] La lettre de France-Transplant, décembre 98 – N° 8.

[45] Grenouilleau, op. cit.

[46] Art. 2, alinéa 2, loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976 : « Toutefois, s’il s’agit du cadavre d’un mineur ou d’un incapable, le prélèvement en vue d’une greffe ne peut être effectué qu’après autorisation de son représentant légal. »

[47] Pour des raisons qui nous été évoquées lors des entretiens et que nous développerons ultérieurement.

[48] Art L. 671-7, li n° 94-654 du 29 juillet 1994 : « Si le médecin n’a pas directement connaissance de la volonté du défunt, il doit s’efforcer de recueillir le témoignage de sa famille. »

[49] Art. L. 671-11, loi n° 94-654 : « Les médecins ayant procédé à un prélèvement sur une personne décédée sont tenus de s’assurer de la restauration décente de son corps. »

[50] Revue Etudes, février 1977.

[51] Art.4, alinéa 4, loi n° 76-1181 : « Un décret en Conseil d’Etat détermine : (…) Les procédures et les modalités selon lesquelles la mort doit être constatée. »

[52] La justice collective et la justice distributive sont deux principes développés par Aristote, Ethique de Nicomaque, Flammarion, Paris, 1992, 346 pages.

[53] Mino Jean-Christophe, « Pénuries d’organes, éthique et santé publique », Espace éthique-la lettre, n° 17, automne 1996.