Ethique, télémédecine et téléconsultation
Introduction
La finalité de progrès de la télémédecine trouve à priori son compte, lorsque cette dernière est mise en œuvre dans le dessein :
- D’améliorer l’offre de soins ;
- D’améliorer la prise en charge des patients ;
- D’améliorer la formation initiale et continue des médecine et des acteurs de santé.
Les applications de la télémédecine sont multiples, tant pour la prise en charge clinique des patients, que pour la recherche médicale ou l’enseignement de la médecine. Elle doit en effet permettre de :
- Favoriser la prise en charge médicale des zones défavorisées en terme économique ou d’infrastructure au plan national ou international ;
- Offrir au patient le bénéfice de l’avis d’un spécialiste par la transmission électronique de ses données médicales pour favoriser un diagnostic plus exact et rapide, un traitement plus adapté ou épargner un déplacement inopportun sinon dangereux ;
- Assurer l’uniformisation des études multicentriques, de regrouper les expériences et le recrutement en malades de nombreuses équipes médicales, ce qui sera un outil précieux pour une recherche plus rapide, plus efficace, plus objective, plus scientifique ;
- Permettre la diffusion des connaissances médicales pour relier les centres universitaires et les ouvrir aux autres structures de santé, hospitalières ou libérales, y compris les médecins et professionnels de santé isolés ;
- Limiter les examens, les traitements, les déplacements de patients à ce qui est médicalement nécessaire et humainement utile et économiquement souhaitable.
Les applications bénéfiques de la télémédecine sont multiples, mais il convient de se rappeler qu’ « un outil n’a pas d’âme » et que « ce qui fait l’importance d’un tuyau, c’est son contenu et le sens de ce contenu ». De ce point de vue, il convient donc de s’interroger sur les finalités de la télémédecine et sur la place que l’on souhaite ou non lui faire prendre dans la relation médecin-patient et dans l’organisation de nos choix de santé, donc de société.
C’est pourquoi une telle évolution ne peut s’envisager sans évaluer ses implications éthiques au niveau de la relation à l’autre, des politiques de santé publique et des missions de service public.
Nous aborderons donc dans un premier temps les questions d’éthique au quotidien liées aux évolutions des pratiques, des droits des patients et de leur protection, puis dans un second temps des questions sur le sens de la médecine dans le cadre de la télétransmission, du partage des savoirs et des missions de service public.
Des questions d’éthique au quotidien liées aux évolutions des pratiques, des droits des patients et de leur protection
Nous évoquerons d’abord des principes directement transposables, puis des principes à faire évoluer ou à inventer.
Des principes directement transposables
Il convient d’abord de préciser qu’une nouvelle technique ne doit pas forcément, du point de vue de l’éthique des pratiques ou du droit, générer de facto de nouvelles théories ou règles. Il convient plutôt de regarder en quoi et comment les règles existantes permettent de répondre aux évolutions afin de préciser les principes existants et de les adapter si besoin en fonction des situations nouvelles engendrées par la technologie naissante.
Pour des raisons de commodité, ces questions peuvent être abordées sous l’angle de la relation médecin-patient, angle qui a le mérite de poser les questions sous un angle pratique, méthode donc avant tout médicale par excellence, visant une éthique de la décision et non une éthique théorique loin des réalités.
Comme le soulignait le professeur Bernard GLORION, président de l’Ordre national des médecins, lors de son allocution d’ouverture du colloque « Déontologie médicale et télémédecine » du 6 mai 1996, « l’acte médical comporte deux acteurs, le patient et le médecin et il ne faut oublier ni l’un, ni l’autre. La société, les services et les techniques ne sont qu’au service de cette relation dans laquelle l’examen clinique, le dialogue interactif constituent, de longue date, les bases de l’exercice médical empreint d’humanisme ».
C’est pourquoi, l’éloignement du médecin de son patient pourrait induire des conséquences, dont il est nécessaire d’étudier et d’apprécier les mérites comme les inconvénients : diminution ou restriction de la relation médecin-malade, perte ou gain de confiance vis-à-vis de cette pratique nouvelle, responsabilité personnelle des médecins utilisateurs, respect du secret professionnel et de la confidentialité des données échangées ou mises en commun.
Il faut se poser une question préliminaire essentielle : la télétransmission est-elle dans l’esprit de la pratique médicale ?
Il convient donc de préciser quelles conditions et modalités de télémédecine conviennent au plan de la pratique professionnelle, pour s’assurer que ce nouvel outil ne compromet ni les droits fondamentaux du patient (droit au choix de son médecin, droit à l’information, droit au secret, à la qualité des soins et à la réparation d’un éventuel dommage résultant d’une faute du médecin ou d’une défaillance du système), ni les devoirs du médecin à l’égard de ses confrères ou de la collectivité (tel le devoir d’économie qui limite le médecin « …à ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l’efficacité des soins », comme le stipule l’article 8 du Code de Déontologie Médicale (CDM) de 1995).
La nature de la relation entre le télémédecin et le patient qui bénéficie de son activité mérite une réflexion approfondie : par exemple, le télédiagnostic radiologique et la lecture à distance de lames histologiques, à priori assez proches ne sont cependant pas totalement assimilables, puisque le radiologue a habituellement un contact direct avec le patient ; leur cadre déontologique diffère profondément selon qu’il s’agit d’une téléexpertise, ou d’un diagnostic primaire à distance.
Les conséquences de la télémédecine sur la nature des relations entre les praticiens doivent ensuite être évoquées, avec la possibilité non seulement de second avis ou de double avis, mais surtout de mieux travailler entre professionnels au sein d’une équipe.
Il faut souligner qu’en cela, sur le fond, il n’y a rien de novateur dans l’esprit. La pratique médicale reconnaît depuis très longtemps la nécessité d’échanges d’avis entre médecins.
Dérivé du latin ‘consultatio’ (action de consulter) et de ‘consultare’ (prendre un avis, un conseil de quelqu’un), le terme consultation signifie la réunion de médecins auprès d’un malade pour délibérer sur les moyens de le secourir (selon Littré) ou l’action de prendre ou de donner avis (selon Robert). La seconde utilisation, plus récente (apparue au 20e siècle), du terme de consultation pour l’action de recevoir des malades, par opposition à la visite où le médecin se rend chez le malade a été consacrée par la nomenclature médicale des actes professionnels de l’assurance maladie. Le premier sens du mot consultation, sens initial, reprend corps aujourd’hui avec la télémédecine. Là où autrefois, les médecins échangeaient par écrit, puis par oral, puis par téléphone, il le font et le feront par les nouveaux outils de la télémédecine. L’esprit reste le même, seul le vecteur change.
L’absence de recours à la téléexpertise ou à la téléconsultation peut, de facto, être considérée comme une faute médicale, au même titre que l’était le fait de ne pas avoir demandé un avis en cas de besoin à un de ses confrères, rappelant ainsi à l’obligation de connaître ses limites, de travailler en réseau et dans la multidisciplinarité, en plaçant la personne (le patient) au centre du dispositif. C’est d’ailleurs l’argument avancé par des patients mécontents de leur prise en charge médicale, s’ils y voient la source d’une perte de chance, sinon d’une faute contractuelle ; rien ne s’oppose à ce raisonnement qui entre dans la logique de l’obligation de moyens caractérisant la relation médecin-malade depuis l’arrêt Mercier de 1936 de la Cour de Cassation. La télémédecine vient ajouter un moyen de plus dans le cadre de cette obligation de bonnes pratiques.
Ainsi, en radiologie, les données scientifiques ne manquent pas pour démontrer que l’interprétation est plus fiable lorsque l’on dispose des anciens clichés ; ainsi le radiologue qui, disposant d’archives radiologiques pour un patient, ne prendrait pas la peine de les ressortir pour une lecture comparative serait automatiquement en tort en cas d’erreur diagnostique. Les Nord-américains envisagent donc que le développement des échanges d’images puisse élargir cette obligation aux clichés archivés par des confrères qu’ils devraient alors se faire adresser sous forme électronique. La télémédecine ne crée pas ici de nouvelles obligations, mais facilite leur mise en œuvre.
La généralisation, au sein des cabinets, des services ou des départements des hôpitaux et des cliniques, des techniques de télétransmission des données médicales pourrait donc aboutir à des modifications de la façon de travailler au quotidien. Mais cette taylorisation médicale révolutionnaire au premier regard n’est en réalité que la systématisation d’une pratique existant sur un mode occasionnel dans la plupart des structures où collaborent plusieurs médecins. Le développement des technologies de la communication et de traitement de l’information permettrait de généraliser cette technique du tri et de la rendre accessible aux médecins isolés.
Il n’est pas exclu que le mécanisme d’accréditation des soins puisse conduire à formaliser ces procédures et à les rendre systématiques alors qu’elles étaient auparavant livrées à l’initiative de chacun et aux aléas des disponibilités individuelles ou matérielles.
Ces devoirs généraux sont notamment le respect de la vie humaine, celui de la personne et de sa dignité, le dévouement, la moralité et la probité, le respect du secret professionnel et celui de la vie privée du patient, l’indépendance du médecin… En fait, la très grande majorité des principes posés par le code de déontologie peuvent être déclinés pour la télémédecine comme pour toute autre activité médicale.
En fait, la très grande majorité des principes posés par la réflexion éthique sur la relation médecin-patient et par la déontologie peuvent être déclinés pour la télémédecine.
Ainsi, l’éthique, la loi et la déontologie médicale commandent que toute intervention médicale sur la personne humaine soit conditionnée au recueil d’un consentement éclairé du patient. Cette exigence doit s’appliquer à la télémédecine. Le patient devrait par principe être averti, à chaque fois que possible, d’une demande d’avis le concernant, en application des articles du CDM :
« Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille, une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. Toutefois, dans intérêt du malade et pour des raisons légitimes que le praticien apprécie en conscience, un malade peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic graves, sauf dans les cas où l’affection dont il est atteint expose les tiers à un risque de contamination. Un pronostic fatal ne doit être révélé qu’avec circonspection, mais les proches doivent en être prévenus, sauf exception ou si le malade a préalablement interdit cette révélation ou désigné les tiers auxquels elle doit être faite » (Article 35).
« Le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas. Lorsque le malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les investigations ou le traitement proposés, le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le malade de ses conséquences. Si le malade est hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin ne peut intervenir sans que ses proches aient été prévenus et informés, sauf urgence ou impossibilité » (Article 36).
Le patient devrait également, dans la mesure du possible, donner son accord sur l’identité de la personne consultée sur son cas, dans le cadre d’un secret professionnel partagé dans l’intérêt du patient et uniquement concernant les données essentielles à sa prise en charge.
Ces recommandations ne doivent pas, cependant, faire obstacle aux situations d’urgence ou aux discussions plus informelles, qui permettent à un médecin de solliciter l’opinion d’un confrère, et dans lesquelles l’identité du patient n’est généralement pas utile à révéler.
Enfin, lorsqu’une téléconsultation est prévue en présence du patient, ce dernier doit être préalablement averti des buts et des modalités de cette réunion.
Le patient, comme chacun des participants devrait également être averti d’un éventuel enregistrement de la téléconsultation et avoir à tout moment le droit de demander que cet enregistrement soit interrompu. Cet enregistrement est intégralement couvert par le secret professionnel du médecin (communément nommé secret médical) et son exploitation, par exemple à des fins de formation médicale continue ou d’enseignement aux étudiants, ne peut se concevoir qu’après un accord écrit explicite du patient.
En ce qui concerne la relation médecin-patient et les responsabilités afférentes, tant que le médecin traitant reste capable d’assumer la prise en charge du patient, il doit se considérer comme le principal interlocuteur de celui-ci. Il reste responsable, vis-à-vis de lui, de ses choix diagnostiques et thérapeutiques, ainsi que de la qualité et la quantité des éléments d’information qu’il transmet lors de ses demandes d’avis. De son côté, le consultant doit se sentir totalement responsable de l’avis donné lors d’une téléconsultation ou d’une téléexpertise : il doit donner sa réponse d’une façon officielle, par exemple par un écrit validé par une signature manuelle ou électronique.
Il ne doit donc accepter de se prononcer que s’il a la certitude de disposer, pour donner un avis fiable, de tous les éléments d’information nécessaires ; dans le cas contraire, il doit exprimer des réserves explicites, voire refuser de se déterminer. Cette proposition est dans la ligne de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon en 1991 lorsqu’elle a jugé responsable un laboratoire hospitalier de l’absence de détection d’une anomalie chromosomique lors de l’examen cytogénétique d’un prélèvement insuffisant de liquide amniotique, transmis par un autre hôpital, parce qu’il avait accepté de se contenter de ce mauvais prélèvement. Un téléconsultant ne devrait jamais accepter d’interpréter par télémédecine un dossier d’une qualité insuffisante.
Mais en pratique, un fois ces réserves faites, il n’est pas convenable, de notre point de vue, de poser le principe général et définitif que le médecin local serait plus responsable que le télémédecin, au motif que le premier, qui a le patient en charge, serait le seul à pouvoir l’examiner physiquement. Il ne serait pas plus raisonnable d’affirmer l’inverse, en considérant seulement que l’expert est évidemment plus qualifié. La vision de co-responsabilité est donc renforcée en télémédecine.
Concernant la sécurisation des données, la création d’un cadre nouveau et entièrement spécifique n’apparaît pas non plus nécessaire. Un corpus de savoir-faire et de pratiques médicales existe et peut s’appliquer à la télémédecine.
Ainsi, la sécurisation des données contre toute divulgation frauduleuse est évidemment essentielle. Elle est exigée à la fois par l’éthique, la déontologie et la loi, rappelée dans les articles du CDM :
« Le secret professionnel, institué dans l’intérêt des patients, s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris » (Article 4).
« Le médecin doit apporter son concours à l’action entreprise par les autorités compétentes en vue de la protection de la santé et de l’éducation sanitaire. La collecte, l’enregistrement, le traitement et la transmission d’informations nominatives ou indirectement nominatives sont autorisés dans les conditions prévues par la loi » (Article 12).
« Le médecin doit veiller à ce que les personnes qui l’assistent dans son exercice soient instruites de leurs obligations en matière de secret professionnel et s’y conforment. Il doit veiller à ce qu’aucune atteinte ne soit portée par son entourage au secret qui s’attache à sa correspondance professionnelle » (Article 72).
« Le médecin doit protéger contre toute indiscrétion les documents médicaux concernant les personnes qu’il a soignées ou examinées, quels que soient le contenu et le support de ces documents. Il en va de même des informations médicales dont il peut être le détenteur. Le médecin doit faire en sorte, lorsqu’il utilise son expérience ou ses documents à des fins de publication scientifique ou d’enseignement, que l’identification des personnes ne soit pas possible. À défaut, leur accord doit être obtenu » (Article 73).
Le Code pénal va également dans ce sens : « la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende » (Article 226-13).
Cette sécurisation des données doit s’envisager sous deux aspects :
D’une part, les données doivent être protégées de toute possibilité d’indiscrétion lors de leur archivage comme au cours de leur transfert sur les réseaux.
La première précaution à garder à l’esprit est d’éviter, chaque fois que possible, de conserver ou de transférer une information nominative inutile.
Certaines demandes d’avis peuvent être tout aussi valables sans divulguer l’identité de l’individu concerné.
Il faut également se rappeler qu’une information indirectement nominative (c’est-à-dire qu’il est possible par un moyen quelconque de rattacher à l’identité de l’individu concerné) présente les mêmes risques qu’une information directement nominative et doit être traitée de ce fait avec la même rigueur.
Les données cheminent sur internet sous la forme de petits paquets de données binaires qui passent à chaque instant par les circuits les moins encombrés du réseau. Or, toute donnée mise en ligne sur internet ou tout autre réseau ouvert est potentiellement à destination de tous les pays du globe.
En France, la loi garantit « le secret des correspondances émises par voie de télécommunications », définies comme « toute transmission, émission, réception de signe de signaux, d’images de sons ou de renseignements de toute nature par fil optique, radioélectricité ou autres systèmes électromagnétiques » ; ce secret s’impose évidemment aux fournisseurs d’accès à internet et aux gestionnaires des réseaux.
Cette protection légale n’est évidemment pas uniforme dans tous les pays du monde. Deux directives européennes (directives 95/46/CE et 97/66/CE) visaient à harmoniser la protection juridique des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans l’ensemble des pays membres de l’Union européenne. La directive 95/46/CE a été abrogée par le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, plus communément appelé le règlement général sur la protection des données (RGPD).
Cependant, il est indispensable de recourir à des moyens techniques qui rendent les paquets binaires cheminant sur le réseau inexploitables à toute autre personne que l’expéditeur et le destinataire. C’est l’objet du chiffrement (ou cryptage), qui rend le message illisible à celui qui ne détient pas la clé (confidentialité). Les méthodes modernes de chiffrement ont l’avantage de pouvoir assurer l’authentification de l’expéditeur et du destinataire, et même de garantir l’intégrité des données transmises ; l’association avec un archivage fiable évite la répudiation du message, c’est-à-dire que l’enregistrement de la preuve de l’émission et de la réception du message permet d’éviter par la suite que l’un des interlocuteurs puisse nier l’avoir envoyé ou reçu.
Pour la télémédecine, les systèmes de chiffrement à double clé, publique et privée, paraissent les plus commodes.
Les systèmes à clé unique reposent sur l’utilisation par l’expéditeur et par le destinataire d’une même clé, utilisée pour chiffrer et pour déchiffrer le message. Toute la difficulté est alors, pour le destinataire et l’expéditeur de disposer d’un moyen fiable pour convenir d’une clé secrète et se la communiquer.
Les systèmes à double clé évitent cet écueil : le destinataire code le message avec sa clé privée (et gardée secrète) et la clé publique de son correspondant. Ce dernier décodera le message avec la clé publique de l’expéditeur et sa propre clé privée (inconnue de l’expéditeur). Le point faible du système reste la façon de garantir que la clé publique attribuée à telle ou telle personne est réellement authentique. C’est le rôle d’un tiers de confiance, comme l’est par exemple le Groupement d’intérêt économique (GIE) qui diffuse les Cartes de Professionnel de Santé (CPS).
Il a même été proposé de coder le message avec un système comportant aussi une clé émanant du patient (fournie, par exemple, par la Carte Vitale), de façon à attester de son accord pour la transmission de données le concernant. Cette solution se heurte cependant à sa grande complexité, car il doit rester possible, en cas d’urgence de prendre en charge un patient sans attendre de disposer de sa clé. De nombreux actes médicaux nécessitant l’accès au dossier du patient peuvent avoir lieu en l’absence de celui-ci, et donc sans disposer de sa clé.
Dès 1998, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) indiquait que seules les messageries professionnelles sécurisées recourant au chiffrement des données devaient être utilisées pour le transfert de données médicales nominatives et que toute mesure devait être prise afin d’éviter, en cas de réseau privé, un accès incontrôlé ou une connexion à un réseau ouvert.
En mars 1999, deux décrets (n° 99-1999 et 99-200) ont autorisé la fourniture, l’utilisation, et l’importation de matériel ou de logiciel offrant un service de confidentialité mis en œuvre par un algorithme dont la clé n’est pas supérieure à 128 bits, à la condition d’une déclaration au Service central de la sécurité des systèmes informatiques (SCSSI).
D’autre part, les expéditeurs doivent, selon la loi informatique et liberté de 1978 et selon la directive européenne n° 95/46 CE du 24 octobre 1995 (complétée par la directive n° 97/66/CE du15 décembre 1997) s’assurer que le destinataire garantit aux données reçues une protection « adéquate », ou « équivalente » à celle dont elles disposent dans le pays de l’expéditeur.
Cette protection n’est pas uniformément assurée par les lois des différents pays du monde ; en cas de déficit du dispositif législatif ou réglementaire dans le pays du destinataire, il convient d’assurer cette protection des données par le biais d’une convention contractuelle préétablie, crédible (avec des moyens de rétorsion en cas de transgression) entre le destinataire et l’expéditeur.
Plus récemment, l’article 45 du RGPD stipule qu’ « un transfert de données à caractère personnel vers un pays tiers ou à une organisation internationale peut avoir lieu lorsque la Commission a constaté par voie de décision que le pays tiers, un territoire ou un ou plusieurs secteurs déterminés dans ce pays tiers, ou l’organisation internationale en question assure un niveau de protection adéquat ».
Diverses mesures pratiques sont susceptibles de préserver la confidentialité :
Le chiffrement des données, qui doivent demeurer cryptées dans la mémoire de l’ordinateur du destinataire tant que celui-ci n’accède pas directement au fichier, est indispensable.
Il est également nécessaire de disposer d’un système fiable d’authentification des accès autorisés pour permettre l’ouverture d’un fichier protégé par chiffrement. La CNIL recommande l’usage de dispositifs associant une carte à puce et un code personnel, comme la Carte du Professionnel de Santé (CPS), sous réserve d’une responsabilisation et d’une grande rigueur des utilisateurs : le code ne doit pas être divulgué à leurs assistants ou à leur famille, par exemple. Dans ce système, le groupement d’intérêt économique responsable de l’émission des CPS joue un double rôle de « tiers de confiance » :
- D’autorité de certification, c’est-à-dire qu’il garantit le lien entre la clé utilisée et l’identité de celui qui l’utilise. Dans un système de double clé, l’autorité de certification permet d’être sûr que la clé publique provient effectivement de la personne qui est censée la détenir, et non d’un utilisateur frauduleux empruntant son identité.
- De tiers de séquestre : il conserve les doubles des clés secrètes (ou d’un mécanisme permettant de la reconstituer en cas de besoin), afin d’être à même de les communiquer aux utilisateurs qui « perdraient leur clé » ou aux autorités judiciaires ou de sécurité, selon une procédure fixée par la loi. Ce système permet l’utilisation de produits de chiffrement fort, comme celui de la CPS.
En 2000, la loi 2000-230 du 13 mars 2000, dans son article 4, a permis la mise en place de la signature électronique et à lui reconnaître la même valeur qu’à une signature manuscrite sur papier pour les actes sous seing privé : « Lorsqu’elle [la signature] est électronique, elle consiste en l’usage d’un procédé fiable d’identification garantissant son lien avec l’acte auquel elle s’attache ».
Des principes nouveaux à penser
La propriété des données médicales : à qui appartient le dossier médical ?
Si cette question parait accrocheuse, voire provocatrice, elle est cependant pertinente ; elle a été soulevée dès 1999 par plusieurs associations de patients et de consommateurs qui ont demandé au gouvernement un projet de loi attribuant aux patients la propriété des données les concernant.
Deux opinions opposées peuvent s’exprimer de prime abord sur la « propriété » des données médicales, selon que l’on adopte le point de vue du patient ou celui du médecin.
Le patient – tout citoyen est un patient potentiel – est naturellement enclin à penser que les données de santé concernant son corps ou son psychisme, sa personnalité, lui appartiennent très logiquement.
Le médecin, de son côté, peut se considérer comme le propriétaire nécessaire des données qu’il compile sur son patient, par un acte intellectuel assimilable à une création, et puisque ce dernier ne pourrait pas totalement les comprendre et qu’il est parfois souhaitable, pour des raisons d’humanité, de ne pas toujours tout dévoiler de ses observations, ses hypothèses, ses incertitudes, ses interrogations sur le diagnostic, le pronostic ou la conduite à tenir.
Cette question n’a pas en réalité de réponse simple et mérite un examen approfondi, d’autant plus que depuis la loi du 4 mars 2002 le patient a libre accès à son dossier médical, renforçant ainsi le contrôle sur son contenu.
Avec la dématérialisation du dossier, le responsable du service médical et, a fortiori, le patient lui-même (ou son éventuel tuteur légal) ou la personne de confiance (désignée par le patient pour l’accompagner dans ses démarches de santé) peuvent ne pas savoir que le dossier est consulté, transmis, dupliqué à distance en de multiples exemplaires ou qu’il est exploité pour la recherche épidémiologique, statistique, scientifique, ou pour le compte d’un laboratoire ou d’une firme privée, voire d’une compagnie d’assurance-vie.
Toutes doivent donc être informées de ces démarches et pouvoir s’y opposer.
Les données médicales peuvent en effet facilement être détournées à des fins contraire aux intérêts des patients, ou à des fins d’enseignement, de publications scientifiques, voire pour illustrer un article dans un quotidien ou un reportage télévisé… Les revues médicales, les éditeurs scientifiques, les producteurs audiovisuels déposent un copyright sur ces données, ces illustrations, sans en informer le patient ni le médecin qui a produit l’ensemble. Des conflits surviendront inévitablement entre des radiologues qui voudront publier « leurs » images (issues de leur travail, leur connaissances techniques et la manipulation de leurs appareils), et des cliniciens qui, parfois, les auraient publiées sans leur aval.
Le Collège royal des médecins britanniques a mené une réflexion sur cette question et établit dès 2000 des recommandations de bonnes pratiques. Un premier principe avancé est que les données d’un malade doivent être exploitées par un médecin dans l’intérêt médical direct du patient ou, avec son accord explicite, pour l’enseignement, une publication scientifique, une production audiovisuelle, voire une diffusion sur internet. Un second principe est que le médecin, à l’origine de la création ou du recueil d’une donnée médicale, conserve un droit moral sur son travail qui ne doit donc pas être utilisé sans son accord ni sans préciser la source.
Ainsi, il pourrait être considéré, par assimilation aux textes régissant la propriété intellectuelle, comme pour la photographie, qu’un médecin est propriétaire des images qu’il crée à partir du patient, mais qu’il n’a pas le droit de les exploiter sans l’accord du patient du fait du « droit à l’image » de ce dernier. Les autres médecins devraient dès lors demander au radiologue et au patient leur accord pour publier ces images, et référencer le radiologue dans les crédits.
Les obligations découlant des réflexions techniques et médicales.
Il a été indiqué que des interrogations subsistent sur la fiabilité de l’interprétation, à distance, sur écran des données analogiques secondairement numérisées pour leur transmission, ainsi que sur les conséquences diagnostiques de l’utilisation de la compression irréversible des données d’imagerie. Ces interrogations, également valables pour l’archivage des données sans télétransmission, doivent conduire le praticien à une prudence renforcée, à s’assurer que les éléments dont il dispose au moment de donner son avis sont bien quantitativement et qualitativement suffisants (ce qui implique que ces précisions techniques soient obligatoirement transmises au téléexpert).
Dans la négative, il doit, au minimum, formuler des réserves et faire part de ses doutes à son interlocuteur, voire renoncer à se prononcer. Dans tous les cas cette situation devra être parfaitement expliquée au patient, ce qui ne sera pas toujours aisé et pourra être source d’angoisse. Les réponses techniques indiscutablement les plus sûres devront donc toujours être recherchées.
La fiabilité de l’identification
La sécurité des données et la préservation de leur confidentialité figurent certainement parmi les obligations les plus exposées par la télémédecine (question de la cryptologie). Ceci passe par la fiabilité de l’identification électronique des patients et de leurs données informatiques de santé.
De nombreux responsables informatiques, les gestionnaires de l’assurance maladie, des responsables en éthique médicale, des épidémiologistes et d’autres chercheurs plaident pour l’utilisation en médecine d’un numéro universel, en arguant que la multiplicité et la diversité des façons dont sont répertoriées les données de santé d’un individu ne permettent pas leur rapprochement fiable, et que de nombreuses erreurs, des oublis, ou des redondances inutilement coûteuses résultent de cette situation anarchique.
Ils précisent que l’usage d’une information électronique, pour les soins, impose d’identifier avec certitude la personne et que les systèmes actuels basés par exemple sur le nom, le prénom et la date de naissance sont peu fiables du fait des homonymies et des erreurs de saisie.
Enfin, il est allégué qu’une numérotation unique à l’échelle nationale (européenne ?) réduirait les coûts de création et de gestion des répertoires des patients des établissements de santé.
L’attribution à chaque patient d’un numéro d’identification permanent et univoque pour les soins médicaux faciliterait la communication des données médicales entre médecins, soignants, cliniques, hôpitaux, et plus généralement l’ensemble des personnels et établissements de santé.
Cependant, le risque d’indiscrétion résultant du rapprochement des fichiers, très largement accru par une telle identification numérique permanente, a été prévenu par le législateur, particulièrement conscient de ce danger, dans l’article 18 de la loi Informatique et liberté.
Au-delà de cet aspect de protection de la vie privée, des réticences s’expriment également à l’idée de substituer au patronyme familial un simple numéro, ce qui parfois fait resurgir la hantise du Big Brother du 1984 de George Orwell.
Une proposition alternative est parfois présentée, visant à identifier chaque individu de la société par un ensemble d’identifiants multiples intercorrélés, mais dont aucun, pris isolément, ne permet de casser l’anonymat.
Des questions plus fondamentales sur le sens de la médecine, le partage des savoirs et les missions de service public
Une médecine plus déshumanisée par l’usage des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) ?
La médecine est avant tout une pratique sociale, une relation à l’autre et, on le sait, la réponse thérapeutique n’est pas toujours fondée à 100% sur le rationnel. La place de la subjectivité, de l’intersubjectivité, le rapport à la palpation du corps, au regard, à la main tendue ou tenue, sont des fondamentaux de la relation médecin-patient.
Le spectre d’une déshumanisation de la médecine est donc souvent évoqué par ceux qui redoutent que l’éloignement matériel du patient et de son médecin n’engendre également un étirement du lien psychologique si fragile entre eux. Il est souvent craint que l’intrusion de l’ordinateur ne perturbe le colloque si singulier du médecin et de « son » malade, que l’écran (informatique) ne fasse réellement « écran », que le médecin devenu « virtuel » ne soit plus autant écouté par le patient, et, qu’inversement, l’empathie du médecin soit amoindrie envers un malade « virtuel ».
Tout médecin généraliste et spécialiste doit donc se considérer comme un acteur d’accompagnement, d’information et d’éducation des patients, d’autant plus que la technique prend de place. Plus cette dernière est présente, plus la dimension relationnelle doit être forte. Une vision parfois trop disciplinaire ou technique de l’exercice médical a peut-être fait oublier que chaque professionnel de santé est avant tout un acteur devant inciter au dialogue sur les choses du corps et de l’esprit ainsi que sur les questions qui touchent à la médecine et à la société (comme la sexualité, l’image de son corps, la génétique, la mort…).
Le médecin a donc à repenser la nature de son exercice en remettant au centre la personne et en refondant le concept de prise en charge globale des personnes. On ressent alors combien l’émergence et le développement de la télémédecine pose de manière claire la question de l’évolution de la consultation médicale traditionnelle et du temps consacré à un patient et à ses préoccupations fondamentales. A travers cette évolution, la question d’une reconnaissance du rôle de conseiller des médecins et de la reconnaissance de consultations longues d’au moins 30 minutes d’écoute, d’information et d’éducation à la santé est donc plus que jamais à nouveau posée.
Au-delà de la diffusion d’information et d’un avis médical, la téléconsultation pose d’autres questions. Longtemps interdite en France aux plans déontologique et médico-légal (condamnations pour médecine à distance ou médecine par téléphone), elle s’est développée ces dernières années, et très fortement dans le contexte de la pandémie liée au COVID-19.
Si la téléconsultation peut être un outil permettant l’accès à des compétences ou à des expertises à distance non disponibles dans une zone géographique ou compte tenu de l’incapacité d’un patient à se déplacer, il faut veiller à ce que la technique ne se substitue à la relation soignant-soigné.
La relation entre le médecin et son malade, fondamentale dans l’acte médical, et base du crédit de la profession médicale peut-elle être modifiée à ce point, sans envisager les conséquences sur cette relation, et donc sur la médecine ? En gommant l’aspect relationnel entre le médecin et le patient, comme pourrait le faire craindre une évolution croissante vers une médecine qui ne serait que télémédecine, ne risque-t-on pas d’appauvrir cette relation dont on sait qu’elle est humainement complexe et qu’elle se fonde essentiellement sur le concept « d’attitude » entre deux personnes ? Ce concept sur lequel repose la relation médecin-patient donne priorité à la relation entre l’acteur et l’objet de l’action, au lieu de les séparer. Parler d’attitudes dans le rapport au malade, c’est reconnaître l’importance centrale des relations interpersonnelles dans les soins et surtout comprendre que l’efficacité d’une action médicale dépend en partie de l’attitude du malade à l’égard des soins et des personnes qui les décident.
Au sein de la relation à l’autre, le langage et le visage sont les media qui font qu’une rencontre est humaine, ils sont des témoins de notre personnalité et de notre humanité personnelle. Le paradigme de la médecine apparaît alors de plus en plus différent de celui de la biologie et de ses applications techniques. Le progrès de la science, des biotechnologies et des nouvelles communications procure des avancées incontestables et heureuses en médecine, cependant, le paradigme de la médecine ne doit pas se laisser occulter par les succès des technosciences. Aujourd’hui, le paradigme de la médecine est d’une étonnante actualité. La médecine ne doit pas être aveuglée par les progrès techniques. Elle doit toujours savoir regarder les symptômes cliniques et humains comme des points d’appel d’un trouble plus vaste, plus global (perte de mémoire et négligence corporelle révélatrice d’une dépression, lombalgie révélatrice d’une souffrance au travail, poussée hypertensive et prise excessive d’alcool, déséquilibre de diabète en rapport avec des conflits intra-familiaux ou avec une grossesse non désirée…).
En fait, si la mise en marche d’un accès à la médecine via les NTIC nous interroge, c’est qu’elle remet en lumière l’importance de la dimension relationnelle de la médecine, peut-être oubliée. Ainsi le développement de la télémédecine a ceci de positif que, par l’opportunité des questions qu’elle pose, elle nous donne à réfléchir sur la médecine telle que nous la pratiquons.
Une dilution des responsabilités et la dérive de l’automédication
Le malade est déjà trop souvent ballotté entre ses multiples médecins. Aucun d’entre eux n’est plus vraiment le médecin traitant et il n’est certainement pas fortuit que cette appellation ait si rapidement remplacé celle de médecin de famille.
La télémédecine ne va-t-elle pas accélérer la tendance actuelle à considérer l’acte médical comme un banal produit de consommation, avec la surabondance de l’offre médicale ? Le patient ne risque-t-il pas de croire que, grâce à internet, ses bases de données, ses listes de diffusion, ses forums électroniques, il pourrait s’automédiquer avec la sécurité d’un maximum d’accès aux connaissances mondiales, en recourant épisodiquement au médecin ?
Le médecin ne serait alors qu’un prestataire de service comme un autre, qui fournirait une réponse instantanée à une question ponctuelle, et tant pis si la question n’était pas la bonne, si la céphalée n’était pas la maladie à traiter, mais un symptôme d’un processus pathologique insoupçonné du patient… comme un début de méningite, où à l’inverse un signe appelant à la relation à l’autre, comme une céphalée symptôme d’une dépression.
Là aussi, plutôt que de stigmatiser l’outil négativement, il convient que le métier de médecin évolue en parallèle avec une action forte d’éducation à la santé pour un bon usage de la télémédecine par les patients et les professionnels. La révolution technologique peut être ainsi l’occasion de refonder la pratique médicale en partenariat avec les patients dans un nouveau contrat social.
La mondialisation de la santé et la décontextualisation d’une réponse par télémédecine ? Sans partage des savoirs : un risque d’appauvrissement des politiques de santé au plan culturel et économique local
La télémédecine ignore les frontières. Ce peut être un avantage. Cela peut également devenir un défaut, si elle conduit le médecin à oublier, ou négliger, les différences ethniques et culturelles qui imprègnent les concepts de maladie et de santé. La barrière linguistique ne résume pas le choc des cultures : des maladies, fréquentes dans certains pays, sont ignorées chez les voisins. Ainsi en est-il de la « crise de foie », chère au français moyen mais inconnue de nos cousins européens. Comment un néo-zélandais (ou tout autre médecin étranger) répondrait-il dans ce cas précis ?
Se pose donc la question de la montée en compétence des acteurs locaux et du respect des spécificités culturelles lorsque l’on fait appel à un outil de télémédecine.
Dans les zones rurales ou insulaires, et plus généralement les populations isolées, il existe un risque que les populations, pour disposer d’une meilleure couverture médicale, n’aient d’autres choix que de se rattacher aux grands centres urbains super équipés, où à des modèles importés n’intégrant pas leurs spécificités ou ne répondant pas à leurs besoins. Le risque de population orpheline de télémédecine existe également, au motif de non rentabilité économique. Dès lors, l’objectif, initialement généreux, de la télémédecine dérape et il existe des risques :
- Que la télémédecine ne réponde pas aux besoins des populations ;
- Qu’elle ne soit pas adaptée aux attentes relationnelles, culturelles ou affectives que réclame toute prise en charge médicale ;
- Que la télémédecine ne soit plus au service de la formation et de l’aide d’acteurs locaux, mais au contraire un moyen de supprimer ou de ne pas combler le manque d’acteurs locaux. Il s’en suivrait un appauvrissement des compétences humaines de proximité auprès des patients. Puisque la technique existe ailleurs et qu’elle serait accessible à distance, pourquoi chercher à la développer sur place et pourquoi mettre des moyens humains sur place ?
Ainsi conçue, la « collaboration » deviendrait un asservissement technique et scientifique, l’essentiel des compétences se concentrant de plus en plus et l’accès aux plateaux techniques lourds aboutissant à accentuer la désertification technique périphérique. En terme de développement économique et culturel, il s’en suivrait un risque non seulement d’appauvrissement mais aussi de normalisation.
A titre de réflexion, on peut citer les exemples précurseurs de la Mayo Clinic et du Massachusetts General Hospital. La Mayo Clinic a ouvert des services de télémédecine et de téléradiologie en Floride et en Arizona à des milliers de kilomètres de sa prestigieuse maison mère du Minnesota. Le Massachusetts General Hospital à Boston a développé une liaison de télémédecine multidisciplinaire. Les stratégies de ces groupes rejoignent une logique économique en lien avec les plus grandes compagnies d’assurance médicale locales. L’architecture de ces réseaux, construite autour de ces « champions » se veut avant tout mono directionnelle, visant à drainer des clientèles, et des financements.
Les questions se posent alors : ces réseaux visent-il à partager le savoir, permettre des politiques de services publics ou de développement local ? Quelles y seront les missions de service public et les missions pour les zones ou les pathologies « non rentables » ? Y aura-t-il un débat sur les zones orphelines de télémédecine ? Qu’en sera-t-il de la montée en puissance ou non de professionnels compétents, relais locaux nécessaires aux populations ?
Ces réflexions amènent à proposer la défense d’un modèle, non pas unidirectionnel de réseaux, visant à drainer les patients vers des pôles forts centralisateurs mais potentiellement inégalitaires, mais bi ou multidirectionnel. Dans ce second modèle multidirectionnel, la montée des acteurs locaux en nombre, en compétence et en responsabilité est l’objectif. Les acteurs y bénéficient de la télémédecine en soutien, mais non pas en suppléance, en augmentation de compétence, et non dans une visée première de rentabilité économique. En terme de vision de service public, ce choix apparaît plus adapté aux demandes de la population, même si, en première analyse, il peut apparaître plus coûteux (le coût étant d’ailleurs à relativiser sur le long terme, d’autant plus si l’on considère que le bien-être des populations, dans des états démocratiques, n’a pas à se fonder en premier lieu sur ce critère économiste, mais doit se fonder sur le développement des prises de responsabilité et de la qualité du lien social). Le cas échant, les relais humains locaux risqueraient d’être affaiblis, les dimensions culturelles négligées, les spécificités de certaines populations laissées de côté, tout cela étant source de défiance des patients en regard de la technologie qui ne leur apporterait pas plus de bien-être au sens où l’OMS définit la santé.
Comment dès lors répondre à toutes ces questions ?
Il convient d’avoir en permanence à l’esprit que des données « objectives » doivent être travaillées en regard d’une réflexion éthique sur le sens des pratiques. L’éthique médicale impose ainsi d’étudier de façon très détaillée les enjeux, les alternatives et les conséquences sanitaires, économiques, humaines et sociales, de façon à procéder à des choix éclairés pour le futur. Les décisions, typiquement politiques, au sens le plus noble de ce terme, ne devraient pas reposer sur des considérations dogmatiques ni sur des choix purement financiers , ni même sur une analyse économique, au demeurant bien souvent insuffisante en regard de ce qu’attendent les patients. Elles doivent avoir une vision plus large, plus humaine car en touchant à l’aménagement du territoire et aux politiques de santé publique, avec leurs conséquences régionales et leurs effets sur le bien-être des populations, mais aussi, sur la famille, l’emploi et le chômage, elles participent à la nature du lien social.
Les facteurs humains sont donc au cœur du débat sur la télémédecine, car il s’agit de médecine et non pas de technique pure. Les réussites ou les échecs des expérimentations de la télémédecine témoigneront de la considération portée à la réflexion éthique au sein de cette évolution sociale porteuse d’espoirs à ne pas décevoir.
Pr Grégoire Moutel, Guillaume Grandazzi, avec la collaboration du Dr Vincent Hazebroucq