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REC – Paris – vendredi 29 novembre 2019 – Actualité n° 169218
« Sans être aussi importants qu’à Paris Descartes, un certain nombre de problèmes montrent qu’il n’existe pas de cadre commun suffisamment harmonisé au plan national entre tous les CDC (centres du don des corps) en France. Il existe des disparités de pratiques et d’organisation qui nécessiteraient une réflexion collective vers des règles plus lisibles et communes sur tout le territoire national », expose Grégoire Moutel, chef de service de médecine légale au CHU de Caen et responsable de la chambre mortuaire, à News Tank le 29/11/2019.
Après l’enquête de l’Express sur des faits de mésusages et de mauvaise conservation de dépouilles léguées au CDC de l’Université Paris Descartes, publiée en ligne le 26/11, et l’annonce de sa fermeture administrative et de la mise en place d’une inspection par Frédérique Vidal, ministre de l’Esri, le lendemain, Grégoire Moutel, qui a notamment réalisé un audit de chambres mortuaires et de centres de don du corps en Normandie, revient pour News Tank sur la situation des 28 CDC en France.
Au niveau national, il analyse le manque d’harmonisation comme synonyme d’un manque de financement dédié à la prise en charge des corps. « Dans la mesure où ce financement national n’existe pas, on se retrouve dans des situations très liées localement à la politique de l’université ou à la bonne volonté d’associations loi 1901 à qui on demande de collecter l’argent ».
« On est à ce jour dans une situation claire de déficit de la puissance publique en matière de régulation de ce domaine. Un peu comme pour le scandale du Mediator… », souligne-t-il.
Même « s’il n’y a pas eu à ce jour d’évaluation précise » du coût d’un corps, Grégoire Moutel estime ainsi que « le fonctionnement des CDC pourrait faire l’objet d’une dotation publique gérée par les facultés de médecine sous la responsabilité des administrations universitaires. Ainsi, une somme pourrait être attribuée annuellement par exemple à chaque centre en fonction du nombre de corps accueillis. »
Autre proposition : mettre en place un registre national des donneurs de corps. « Une idée simple à mettre en place que je porte depuis longtemps, mais qui n’a pas encore réussi à s’imposer ». « Alors que le projet de loi de bioéthique est en cours de discussion au Sénat, il convient de réfléchir et voir comment porter cette question, par exemple avec le Comité consultatif national d’éthique et son président Jean-François Delfraissy, ou par voie d’amendement parlementaire ou par circulaire ministérielle », ajoute-t-il.
Enfin, le praticien hospitalier et professeur des Universités tient à rappeler « que cette activité doit rester dans le domaine public avec un respect de règles éthiques strictes, en particulier celle du respect de la dignité du corps humain et du principe de non-commercialisation ».
Don de corps à la science : quels objectifs ?
Pour Grégoire Moutel, le don de corps à la science remplit « trois objectifs bien distincts, dont certains sont peut-être un peu méconnus du grand public » :
- La formation à l’anatomie traditionnelle des étudiants en second cycle d’études médicales.
- La formation des chirurgiens, de niveau internat et chef de clinique, « un volet tout aussi important voire davantage, car on parle des futurs chirurgiens qui vont s’occuper de la population ».
- L’innovation et la recherche en chirurgie, pour tester de nouvelles voies d’abord, techniques ou positionnements d’implants ou de prothèses ; mais aussi en médecine légale.
« Pour tester une nouvelle technique d’implant, un nouveau pacemaker, un nouveau cœur artificiel et de façon générale un nouveau matériel prothétique chirurgical quel qu’il soit, on a toujours besoin de voir comment cela peut s’implémenter dans le corps humain. Certes, il existe des modélisations par imagerie 3D, mais à ce jour les corps restent indispensables pour l’aspect “opérationnel” de l’acte chirurgical », note le responsable de la chambre mortuaire du CHU de Caen.
« C’est le cadre de la recherche biomédicale classique. Je pense que les donateurs seraient heureux de savoir que leur corps sert aussi à cela ! »
Une activité publique qui peut interagir avec le privé « dans un cadre régulé »
Soulignant que de son point de vue « cette activité doit rester dans le domaine public », il rappelle que les entreprises privées peuvent jouer un rôle, « mais cela doit se faire dans un cadre régulé qui doit respecter les mêmes principes éthiques. »
« Il peut exister en parallèle de ces missions de service public des facultés de médecine, des besoins de corps dans des programmes impliquant des acteurs privés ou des entreprises, avec lesquelles les universités et les facultés de médecine peuvent nouer des partenariats – formation de médecins étrangers, activités en lien avec des fabricants de prothèses ou des entreprises de biomatériaux… », détaille le praticien hospitalier.
Enjeux et problématiques du don de corps à la science en FranceUne absence de financement national et ses conséquences
« Dans certains centres de don, on demande aux gens donnant leur corps de faire en plus un don financier et/ou de souscrire à une assurance obsèques, pour aider d’une part au fonctionnement du centre, et d’autre part pour financer, après utilisation, la crémation du corps par le biais d’une entreprise funéraire (le même circuit classique que pour une personne n’ayant pas souhaité d’enterrement) », constate Grégoire Moutel.
« En terme éthique, il peut être jugé discutable que ce coût incombe au donateur et qu’on lui demande de le financer ; d’autant que les pratiques en la matière sont très différentes d’un centre à l’autre, ainsi que les modalités de collecte de cet argent. Cela pose une question symbolique : les gens font un don à la collectivité et en plus on leur demande de l’argent », pointe-t-il.
Pour autant, le membre du comité d’éthique de l’Inserm et directeur de l’Espace de réflexion éthique de Normandie souligne que « la gestion des corps a en effet incontestablement un coût », et que « tous les centres manquent incontestablement de moyens, et en particulier de personnels ».
« Il n’y a pas eu à ce jour d’évaluation nationale précise de ce coût (salaires des personnels nécessaires au fonctionnement du centre, gestion de corps, locaux, fluides, sécurité sanitaire…), mais si on devait faire de la comptabilité analytique, il ne serait pas déraisonnable de dire que la gestion d’un corps pourrait couter entre 800 et 1 000 €. »
Sur sa proposition d’attribuer une dotation annuelle aux CDC sur la base du nombre de corps collectés, il précise que « ce n’est pas à [lui] de répondre à la question, mais si on décide de poursuivre dans cette voie, il faudrait au minimum que les autorités définissent un montant national et contrôlent que celui-ci soit bien le même partout. »
Toutefois, « pour décoller de la polémique actuelle concernant Paris Descartes, il est important de souligner que malgré des difficultés de logistiques et de fonctionnement, dans de nombreux CDC l’accueil et l’utilisation des corps se fait dans de très bonnes conditions éthiques, d’hygiène, dans le respect des cadavres et dans des locaux de qualité. »
« Il existe d’excellents modèles, et les centres à qui l’université a confié des moyens – un secrétariat, des agents techniques formés – fonctionnent alors bien évidemment mieux que d’autres », indique-t-il.
Paris Descartes, un cas isolé ?« Il n’y a pas eu d’audit très poussé en France de tous les CDC, avec visite sur le terrain, mais j’en connais un certain nombre et à ma connaissance, Paris Descartes était le pire », juge Grégoire Moutel, « antérieurement investi dans le domaine de l’éthique et de la médecine légale sur Paris Descartes ». « Soyons clair, aucune rénovation ou réorganisation n’a été faite durant des années, malgré les alertes. Localement, aux Saints-pères, beaucoup de gens se sont battus depuis des années auprès des instances de l’université pour que ça s’améliore, sans évolution notable. Indépendamment de tout “règlement de compte” certains se sont peut-être dits qu’il fallait passer par la presse pour que ça bouge ». Pour lui, « il y a peut-être d’autres centres qui rencontrent des difficultés, mais de moins grande ampleur. A travers cet exemple, on constate la nécessité d’avoir pour l’avenir un cadre national, des règles précises et des principes éthiques évaluables et contrôlables », ajoute-t-il.
Rendre ou non le corps ou les cendres aux familles
« L’esprit général du don est qu’il n’y a pas de retour du corps auprès des familles : un cap que certains centres ont choisi de maintenir, y compris auprès des familles qui demandent à récupérer les cendres dans une urne après l’utilisation du corps », expose le PU-PH.
« On explique généralement aux familles que les corps sont anonymisés lorsqu’ils arrivent dans les centres, qu’ils repartent anonymisés et que leurs cendres sont réparties au niveau d’un endroit appelé “carré des donneurs ou jardin des souvenirs” comme il en existe dans beaucoup de cimetières en France. »
Il note toutefois que « ce point-là fait énormément débat parce que certaines familles ont du mal à accepter cette situation et demande à récupérer les cendres pour se recueillir après les avoir placées dans une urne individuelle déposée dans un columbarium ».
« Du coup quelques centres au cas par cas dérogent à la règle de non remise des cendres – qui est une règle de tradition et n’est pas écrite dans la loi -. Ils le font par compassion, par souci d’humanité et pour permettre aux gens de faire leur travail de deuil », poursuit-il.
Pour lui, cela pose deux questions :
« On n’est pas sûr que le donateur aurait souhaité cela, puisqu’on n’a pas son consentement. C’est une chose qu’il faudrait demander au moment du don.
Cela introduit une zone de tension : il ne se passe pas une semaine durant laquelle je n’ai pas une famille me disant qu’elle ne comprend pas que je ne lui rende pas les cendres, alors qu’elle a vu sur internet que d’autres centres le font ! »
« Là, aussi une harmonisation des règles serait nécessaire », conclut-il.
Manque d’un registre national de don des corps
« Les donneurs s’inscrivent auprès d’un centre de don dans une région, souvent le plus proche de chez eux. Mais une des premières problématiques est qu’il n’existe pas de registre national des donneurs de corps, alors qu’il existe un registre national des refus de dons d’organes, par exemple.
Ainsi, si vous donnez votre corps à Caen ou à Rouen, mais que vous décédez à Marseille, le transfert du corps ne se fera pas de manière fluide : le centre de Marseille apprendra par un de vos proches que vous êtes donateur mais n’aura pas la capacité de vérifier immédiatement que vous l’êtes vraiment. Une problématique d’organisation qui complexifie notamment le rapport aux familles », détaille Grégoire Moutel.
Monnayer les corps : un risque de déroger aux lois de bioéthique
Sur la question de la monétisation des corps, Grégoire Moutel dit se référer aux lois de bioéthique, « qui disent que les éléments et produits du corps humain doivent être hors commerce ».
« Ainsi, quand dans le cadre d’un don d’organe, vous cédez votre rein à une structure comme un CHU, vous n’êtes pas rémunéré pour cela.
En revanche, la structure qui collecte le rein reçoit de la puissance publique une dotation à l’aune du nombre de dons qu’elle a prélevés, afin d’assurer le bon fonctionnement du centre de prélèvement. Lorsqu’un patient receveur reçoit un organe, il ne paye rien, c’est là encore la puissance publique qui assure les coûts.
C’est le respect du principe de gratuité du don et de son utilisation. Dans le cadre des dons d’organes les choses sont très claires et les principes éthiques très bien respectés. »
En revanche, concernant le cadre des dons du corps, il estime qu’« une clarification semble nécessaire ».
« Par exemple si des corps venaient à être cédés à un groupement ou une entreprise privée qui fait de la formation, par exemple pour des chirurgiens, ou qui développe de nouvelles techniques et que la cession de ce corps s’accompagne d’une contrepartie financière qui va à une association loi 1901, il conviendrait de s’interroger sur une telle pratique.
Si de plus les montants des transactions en jeu étaient éventuellement déraisonnables et non codifiés nationalement, on courrait vers de nouveaux scandales ! Il y a donc, sans régulation claire, un risque que de telles pratiques dérogent aux lois de bioéthique. Là aussi une réflexion collective visant à des règles claires et transparentes s’impose », précise-t-il.
Et d’ajouter : « En mettant en place un système de régulation nationale avec une dotation par corps, on supprime les transactions financières autour des corps ; on peut aussi imaginer de les céder dans un cadre contractuel de partenariat public/privé clair avec financement et prise en charge de coût codifiés et contrôlés… »
Projet de loi de bioéthique : G. Moutel déplore une « absence » de débat sur ces questions
« Il n’y a pas eu du tout de débats autour de ces questions du don de corps dans le cadre de la préparation du projet de loi relatif à la bioéthique, actuellement en cours de discussion au Sénat. Mais c’est une critique que je me fais aussi à moi-même : nous n’avons sans doute pas assez porté le sujet », avance Grégoire Moutel, qui collabore ponctuellement avec le Comité consultatif national d’éthique.
« Nous avons organisé des États généraux de la bioéthique, qui ont été un peu accaparées par des sujets plus politiques comme la GPA, l’homoparentalité : des sujets très intéressants et importants à porter, mais du coup celui du don des corps n’est pas sorti comme prioritaire », complète-t-il.
Inclure les professeurs d’anatomie et les chirurgiens dans les débats
« Outre mon activité de médecine légale, je mène, avec d’autres, beaucoup d’action dans le domaine de l’éthique en santé, et il y a des moments où il y a une inadéquation entre ce que font les professionnels et les attentes de la société, ce qui est peut-être le cas actuellement. Mais des solutions constructives sont toujours possibles ».
Grégoire Moutel souhaite ainsi que les débats se déroulent avec tout le monde et appelle « les professeurs d’anatomie et chirurgiens, les principaux acteurs » à s’y joindre : « Ils ont toujours fonctionné sur le mode actuel, historique, qui leur convenait, et n’ont pas forcément l’habitude de porter de tels sujets dans le débat public », juge-t-il.
Recherche sur le cadavre : un oubli de la Loi Huriet de 1988
Tout en soulignant « l’importance du don du corps et l’importance de la recherche sur le cadavre », Grégoire Moutel appelle enfin « à en repenser le cadre ».
« Concernant l’encadrement de la recherche biomédicale, nous avons eu la chance en France de construire une très belle loi en 1988, la Loi Claude Huriet, qui a connu depuis des évolutions successives. Cette loi a instauré un nouveau cadre, qui signe un avant et un après en matière de formalisation et de régulation éthique de la recherche biomédicale (formation, information, recueil du consentement, comités de protection des personnes…). Mais ce cadre ne s’est pas intéressé à la recherche sur le cadavre. »
« Il importe aujourd’hui de développer des textes modernes régulant la recherche sur le cadavre. En tant que professeur de médecine légale, je partage un tel objectif avec mes collègues, ainsi qu’avec les anatomistes ou chirurgiens ; c’est un sujet de grand intérêt et qu’on a besoin de développer. »