Florence Pagneux et Alice Le Dréau – La Croix
13 octobre 2020
Par son ampleur et sa brutalité, l’épidémie a chamboulé la pensée éthique dans les lieux de soins, comme à Nantes.
Une infirmière d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) peut-elle réaliser un test de dépistage du Covid-19 contre l’avis d’un résident en état de démence avancé? Peut-on prendre des photos d’une personne décédée en Ehpad pour accompagner le deuil des proches n’ayant pas eu accès à son corps ? Une visite sans contact physique entre des parents et un résident polyhandicapé ne risquet-elle pas de susciter davantage de souffrance que l’absence de visite?
Ces questions, aussi dramatiques que concrètes, ont été adressées à la cellule d’appui éthique Covid-19 créée lors du confinement par l’Espace de réflexion éthique des Pays de la Loire (EREPL). «On en a reçu une vingtaine, déclare Aurélien Dutier, philosophe de formation, qui y est chargé de mission. L’idée n’était pas d’apporter une réponse toute faite à ces professionnels mais de leur fournir des éléments de réflexion dans un délai décent. »
Installée depuis 2015 au CHU de Nantes (Loire-Atlantique), cette instance porte deux grandes missions : alimenter la réflexion en réalisant colloques, formations et ouvrages sur différents thèmes (la procréation médicalement assistée, la fin de vie, l’intimité dans la pratique du soin, etc.) et accompagner la création de cellules d’éthique dans les établissements de soins ou médico-sociaux. On en recense aujourd’hui une soixantaine dans la région – dans les CHU de Nantes et d’Angers, les établissements de soins, du handicap, les Ehpad, etc. Mais il peut arriver que l’espace éthique régional réponde à une question non urgente qui n’aurait pas trouvé sa réponse dans ces cellules locales. «Nous intervenons sur des zones grises, où les professionnels ont besoin d’une boussole», résume Miguel Jean, directeur de l’EREPL et responsable du conseil interdisciplinaire d’éthique du CHU de Nantes, qui s’efforce de diffuser l’éthique, jusqu’alors assez universitaire, dans les établissements et auprès du grand public. «L’éthique ne doit surtout pas être réservée aux sachants mais sortir des murs pour aller vers les citoyens », poursuit-il.
Marie-Christine Larive, trésorière de France assos santé dans la région, siège dans une cellule d’éthique en cancérologie. Elle estime que «la place des usagers dans les questionnements éthiques a bien progressé ces dernières années ». Mais l’épidémie de Covid-19 est passée par là, balayant le temps de la concertation. «Notre parole s’est tue, car les professionnels avaient le nez dans le guidon, regrette cette bénévole à la Ligue contre le cancer. On aurait pu mieux expliquer aux gens certaines décisions, comme les reports de soins. »
La crise sanitaire, par son ampleur, a surtout fait naître de nouveaux questionnements éthiques. « Durant cette période, l’émotion, la sidération et la peur l’ont emporté, souligne Renaud Clément, chef du service de médecine légale du CHU de Nantes et spécialiste de l’éthique à l’université. Il suffit de regarder la manière dont on a considéré les malades contaminants. C’était le retour des pestiférés… » Il évoque le décret du 1er avril 2020 imposant de placer le corps des défunts du Covid-19 (ou suspectés de l’être) dans une housse mortuaire, sans soins de conservation. «Cette disposition est une atteinte à la dignité des mourants, ajoute-t-il. Certes, il y avait des obligations sanitaires, mais cela a suscité beaucoup de détresse chez les familles, contraintes de faire une appropriation très théorique de la mort de leur proche…»
La privation de liberté dans les Ehpad a également lourdement fait s’interroger les équipes. « On s’est sentis très seuls, avec un tas de recommandations contradictoires, témoigne Philippe Caillon, directeur de l’Ehpad Saint-Joseph à Nantes. À chaque instant, on sentait le poids terrible de notre responsabilité. » En septembre 2020, le directeur a consulté des résidents sur les règles de distanciation dans la salle à manger et lors des animations. «Les résultats sont intéressants, livre-t-il. Si, du côté des familles, une majorité se dégage en faveur d’un assouplissement, les résidents ont des souhaits inverses, préférant que la distanciation soit maintenue entre eux. Cela m’incite à maintenir les règles en vigueur dans l’établissement.» Avec le recul, le directeur déplore que la pandémie ait été traitée presque exclusivement sous l’angle médical: «On aurait gagné à mêler d’autres regards, même si les décisions auraient peut-être été similaires.»
Même sentiment chez Xavier Brunier, médecin coordinateur à l’Adapei, à Nantes, qui a monté une cellule de réflexion avec l’aide de l’espace éthique. «Le sanitaire ne doit pas tout commander. Cela n’est pas sans conséquences du point de vue social, économique et psychologique.» Dans les établissements qui accueillent des jeunes en situation de handicap, «une forme de fatigue et d’inquiétude de fond persiste. Dès qu’on veut proposer des activités, on se demande si ça va être possible. Cette incertitude n’est simple ni pour les professionnels ni pour les jeunes…», affirme-t-il. Cette séquence rebat les cartes en matière de liberté. «Aujourd’hui, on ne peut plus penser la satisfaction des choix individuels de la même façon, car elle a des répercussions sur la vie collective », note Aurélien Dutier.
Pour le gérontologue Gilles Berrut, coprésident du conseil d’orientation de l’espace éthique régional, cette période a néanmoins eu un effet salutaire, avec une plus grande prise de conscience de la fragilité sociale:
«Dans la communauté médicale, la question de la vulnérabilité est passée du second au premier plan. Quand on sait que beaucoup de personnes vont basculer de la précarité vers la pauvreté à cause de la pandémie, c’est important d’y être sensibilisé.» Fragilité des patients et des soignants. «On ne sait pas tout sur cette maladie, relève Renaud Clément. On était arrivé à une forme de toute-puissance liée à l’évolution des techniques de santé. Tout à coup, ce virus vient tout déstabiliser. C’est un juste retour à notre condition humaine.»
Vers une « éthique de proximité », plus adaptée au terrain ?
Fortement mobilisés ces derniers mois pendant la pandémie, les espaces éthiques régionaux ont l’impression d’avoir gagné en rayonnement. Des espaces de réflexion éthique régionaux (Erer), il en existe quinze en France, institués par la loi de bioéthique de 2004. Tous ont été bousculés par le Covid-19 et les dilemmes nés du confinement et de la pandémie. Beaucoup en sont sortis avec l’impression que leur mission ne serait plus tout à fait la même. Au départ, «notre cœur de métier est de promouvoir la réflexion éthique, localement », raconte Hélène Gebel, coordinatrice de l’espace éthique Grand Est.
À savoir, organiser des débats, des formations, que ce soit pour les professionnels ou la population. Mais depuis la pandémie, une nouvelle dynamique semble s’être enclenchée. « Le besoin d’éthique s’est imposé comme une nécessité », constate Hélène Gebel. Les professionnels, les politiques, la société dans son ensemble ont compris « qu’il y a besoin de ce temps de réflexion » pour penser le rapport à la mort, au corps, à la maladie.
Durant ces longues semaines, les espaces de réflexion éthique régionaux ont ainsi été un recours précieux. Grégoire Moutel, professeur de médecine et directeur de l’espace éthique de Normandie, va même plus loin. « Cette crise nous a rendus créatifs et a suscité de nouvelles formes d’organisation et de coopération. »
Ils se sont certes appuyés sur leur expertise acquise au fil des années, avec notamment des observatoires régionaux des pratiques en matière d’éthique, rattachés aux CHU, ayant pour mission de remonter leurs expériences auprès des instances locales – comme les agences régionales de santé. Mais certaines choses ont évolué.
Ainsi, depuis sept mois, les espaces éthiques ont mesuré la réelle plus-value qu’ils pouvaient apporter à l’échelon national. Grâce à deux atouts : un ancrage local, et les nombreux cas très concrets auxquels leurs équipes ont été confrontées.
À la clé, «une éthique de proximité », pour reprendre l’expression de Karine Lefeuvre, actuelle présidente par intérim du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Cette éthique là, Grégoire Moutel la juge «moins conceptuelle, plus concrète, plus proche des préoccupations des citoyens ».
Au printemps 2020, ce sont les espaces éthiques régionaux qui avaient alerté les autorités sur le désarroi suscité par le décret du 1er avril 2020, interdisant les toilettes mortuaires.
Les dispositions mises en place au niveau national du fait de situations tendues dans certaines régions paraissaient disproportionnées pour d’autres. Message reçu, le décret avait été modifié. « Nous avons tiré de grands enseignements de la crise, assure Karine Lefeuvre. La diffusion de l’éthique y a gagné. » Un mouvement que chacun espère voir continuer.