Catherine Vincent – Le Monde
09 octobre 2020
Pierre angulaire de la charte déontologique médicale, cette loi du silence est mise à mal par la nécessité de briser les chaînes de transmission de la pandémie. Sous peine de fragiliser le contrat de confiance entre le praticien et son patient ?
Un patient hospitalisé pour des soins courants a été diagnostiqué positif au Covid-19. Il vit à domicile, en famille et bénéficie d’ordinaire de la présence de professionnels soignants. Pour des raisons personnelles – peur de l’isolement, du manque de soins, de la perte d’un travail en intérim –, il ne veut pas informer son entourage de sa contagiosité. Quelle conduite doit adopter son médecin ? Doit-il respecter sa décision ? Questionner l’entourage du patient avant d’envisager le retour au domicile et trahir ainsi le secret médical ? La question n’a rien de théorique. Depuis le début de la pandémie, elle se pose régulièrement aux praticiens, dont certains transmettent leurs interrogations aux espaces de réflexion éthique régionaux (ERER).
« Dès lors qu’une pathologie entraîne une problématique collective majeure, la question de la levée du secret médical se pose, qui implique la recherche d’un équilibre entre le respect de la vie privée et l’intérêt collectif », rappelle le professeur Grégoire Moutel. Pour ce praticien hospitalier au CHU de Caen, directeur de l’espace de réflexion éthique de Normandie (EREN), dans le contexte actuel, la levée du secret médical que nous venons d’évoquer ne se justifie pas. « Cela aurait du sens si l’on pouvait mettre en place une politique véritablement efficace pour les sujets Covid+, avec des moyens d’hospitalisation, d’hôtellerie, d’indemnisations conséquentes en cas de perte de travail, précise-t-il. Or, aucune de ces conditions n’est actuellement garantie. De même, on entend de plus en plus dire que cette maladie peut entraîner des séquelles. Comment être certain, si on la révèle, que cela ne nous portera pas préjudice en termes d’assurance, par exemple pour contracter un prêt ? »
« Identification, suivi et isolement »
Situation hautement épidémique oblige, le secret médical a pourtant bel et bien été levé, indirectement du moins, par le « contact tracing ». Mis en place au printemps dernier dans le cadre de la loi sur l’urgence sanitaire – désormais prorogée jusqu’au 1er avril 2021 –, ce dispositif numérisé vise à casser les chaînes de contamination en deux étapes successives, détaillées sur le site de l’Assurance-maladie : « l’identification, le suivi et l’isolement des personnes malades et contagieuses », puis le recensement, « pour chacun de ces patients, pour l’ensemble des personnes avec qui ils ont été en contact rapproché au cours des jours précédant l’apparition des symptômes ».
Depuis le mois de mai, des milliers de salariés de la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM) et des agences régionales de santé (ARS) appellent ainsi chaque jour les personnes ayant un test positif que leur ont signalées les médecins de ville, et les cas contacts qu’elles veulent bien déclarer. Afin de détecter et de briser les chaînes de transmission le plus rapidement possible, les membres de ces « brigades » prescrivent des tests, déterminent si un isolement est nécessaire, délivrent des arrêts de travail. Pour faciliter cette chaîne d’opérations, un téléservice dénommé« Contact Covid » a été développé. Conçu pour « enregistrer l’ensemble des informations concernant le patient et les cas contacts recensés par le médecin », il est également accessible, précise le site Ameli, aux biologistes et aux pharmaciens.
« LE SECRET MÉDICAL, C’EST LA CHEVILLE OUVRIÈRE DE LA MORALE MÉDICALE, LA CONDITION SINE QUA NON D’UNE PRATIQUE RESPECTUEUSE » JEAN-CHRISTOPHE COFFIN, HISTORIEN DE LA SANTÉ
Le prix à payer pour éviter un reconfinement généralisé ? Si le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) ne s’est pas alarmé de l’article 6 de la loi d’urgence sanitaire autorisant « un système d’information aux seules fins de lutter contre l’épidémie de Covid-19 », il n’en a pas moins précisé que « l’ordre, garant de la spécificité et de la protection des principes du secret médical (…), restera vigilant à ce que les dérogations prévues restent strictement limitées à la lutte contre la propagation de la pandémie de Covid-19 pendant une durée elle aussi strictement limitée ».Dans un communiqué publié le 5 mai 2020, intitulé « Covid-19, traçage épidémiologique et éthique médicale », l’Académie nationale de médecine s’est montrée plus circonspecte encore. Ce dispositif « porte atteinte à deux droits fondamentaux : d’une part, il permet la circulation de données personnelles de santé, “le cas échéant hors le consentement des intéressés”, créant une exception à la libre volonté des personnes ; d’autre part, il introduit une nouvelle dérogation au secret médical,a-t-elle souligné. Or, le secret médical est un principe majeur du droit des personnes, une composante de la dignité humaine et du respect de la vie privée, un élément fondamental de la relation de confiance médecin-malade ».
« Comme un tabou »
Emilie Seto
Si sa levée fait à ce point débat, c’est que le secret médical constitue pour la profession la clé de voûte de la déontologie. « C’est la cheville ouvrière de la morale médicale, la condition sine qua non d’une pratique respectueuse, affirme Jean-Christophe Coffin, historien de la santé à l’université Paris-VIII. Ce principe fonctionne comme un tabou, et les tabous sont souvent structurants dans nos comportements : un médecin qui brise le secret, c’est vraiment une transgression très forte. » D’autant que cette loi du silence renvoie inévitablement à Hippocrate, la figure de légende dont le serment, lu à voix haute par tous les praticiens à la fin de leurs études, constitue la plus ancienne mention écrite du secret médical connue à ce jour : « Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Reçu(e) à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers » (texte revu par l’ordre des médecins en 2012). La déclaration de Genève (ou Serment du médecin), adoptée par l’Association médicale mondiale en 1948 et figurant en annexe du code de déontologie médicale, apporte la précision suivante : « Je respecterai les secrets qui me seront confiés, même après la mort de mon patient. »
Si cette loi d’airain date de l’Antiquité, elle n’a pourtant pas toujours, par la suite, constitué l’un des piliers de la médecine occidentale. Le Guide d’exercice professionnel des médecins a beau déclarer que « la règle du secret fait partie des traditions médicales les plus anciennes et les plus universelles », cette affirmation est contredite par de nombreux experts. Dans le Dictionnaire de la pensée médicale (direction Dominique Lecourt, PUF 2004), la juriste Dominique Thouvenin qualifie cette vision de « légende dorée ». Légende qui accréditerait l’idée, « séduisante pour la profession », que les médecins se seraient soumis spontanément, depuis plus de deux millénaires, à une obligation désormais imposée par l’Etat.
En 1598, la Renaissance est à l’œuvre
« De la seule existence du serment d’Hippocrate et par la continuité de sa tradition verbale, il résulterait que, depuis le Ve siècle avant J.-C., et au moins dans les pays de la Méditerranée, le secret médical fut toujours une des pierres angulaires de la déontologie médicale. Or une telle affirmation est fausse », notait déjà l’historien de la médecine Mirko Grmek dans un article publié en 1966 (« Le secret médical du serment d’Hippocrate au code pénal de Napoléon »). De fait, le droit romain classique n’en fait pas mention, et Claude Galien (IIe siècle), le dernier des grands médecins de l’Antiquité gréco-romaine, ne s’en soucie ni dans ses écrits ni dans ses actions. A la période médiévale, l’intérêt du groupe prévalant sur celui de l’individu, le secret n’est pas non plus valorisé. Au XIIIe siècle, précise Mirko Grmek, il ne figure pas dans les statuts de la Faculté de médecine de Paris. Il n’y apparaîtra qu’en 1598 : la Renaissance est à l’œuvre, et avec elle un regain d’intérêt pour la protection de l’individu et de son intimité.
En 1810, le code civil Napoléon l’instaure de manière catégorique chez les médecins et leurs auxiliaires, faisant de la France le premier pays à introduire dans sa législation la protection du secret professionnel. « Contrairement à ce que raconte une histoire rétrospective du secret médical, ce n’est pas la médecine à proprement parler qui a imposé le secret : c’est l’Etat », insiste Jean-Christophe Coffin. Mais, dès la fin du XIXe siècle, la profession, qui revendique ses caractéristiques libérales (choix de patientèle, liberté de prescription, entente directe entre le médecin et le malade), s’en approprie le principe. Elle ne le lâchera plus.
« Le XIXe siècle étant particulièrement riche en progrès scientifiques et techniques, la conviction se répand, aux débuts de la IIIe République, qu’il est utile d’aller chez le médecin parce qu’il peut vous guérir, poursuit l’historien de la santé. Il y a donc un boom de la consultation, avec une très forte concurrence entre les praticiens. Pour assurer la supériorité morale du médecin vis-à-vis de sa patientèle, on passe alors par l’appropriation d’un code d’honneur, un code moral dont le meilleur exemple est le secret médical. » Un droit considéré comme fondamental pour les patients, et un fondement essentiel du soin qui permet d’établir la confiance avec le professionnel de santé. Lequel en devient le principal garant.
Ne pas transformer le médecin en auxiliaire de l’Etat
En témoignent les débats auxquels a donné lieu, dans les années 1900, la propagation de la syphilis, maladie sexuellement transmissible alors mortelle. A l’Académie de médecine, comme dans d’autres sociétés savantes, on s’interroge avec fougue : doit-on continuer de faire du mariage une affaire d’amour, ou faut-il en faire une affaire de science ? Autrement dit : si l’un des futurs époux est atteint de la syphilis, le médecin de famille doit-il en faire la déclaration ? « De mémoire, c’est la première fois que la question du secret médical se pose de manière aussi concrète : il ne s’agit plus seulement de discuter en termes de valeur, mais de décider ce qu’il convient de faire », souligne Jean-Christophe Coffin. Le professeur Paul Brouardel (1837-1906), alors doyen de la Faculté de médecine de Paris, insiste beaucoup sur le danger qu’il y aurait à briser le principe du secret. Un consensus est finalement trouvé : l’information doit être donnée, mais uniquement à la famille. Il s’agit de rester dans le domaine du privé, non pas de transformer le médecin en auxiliaire de l’Etat.
Depuis cette époque, les dérogations au secret médical sont restées rares, et strictement régulées. En France, ce principe déontologique est désormais encadré par trois textes législatifs : le code pénal, le code de déontologie médicale et le code de la santé publique. A eux trois, ils précisent le contenu du secret, les sanctions encourues pour sa révélation, mais aussi les dérogations qui permettent de révéler certains faits dans certaines circonstances.
Code de déontologie médicale
Dans le code de déontologie médicale, à caractère réglementaire, il est ainsi précisé que le médecin « participe aux actions de vigilance sanitaire », et que « la collecte, l’enregistrement, le traitement et la transmission d’informations nominatives ou indirectement nominatives sont autorisés dans les conditions prévues par la loi ». Le code de la santé publique, quant à lui, comprend une liste de 34 maladies à déclaration obligatoire. Celle-ci doit être faite par le médecin auprès des services sanitaires, eux-mêmes tenus à la confidentialité. Pour certaines de ces maladies, particulièrement graves et contagieuses (tuberculose, certaines méningites), cette déclaration est nominale : des données comme l’initiale du nom du patient, son prénom, sa date de naissance ou le code postal de son domicile sont transmises.
Dans ce cas, « le secret médical s’impose entre les acteurs de la chaîne de soins d’un même patient, précise Grégoire Moutel. Mais il peut, et il doit, être partagé avec d’autres médecins non soignants mais habilités (Assurance-maladie, agences régionales de santé) afin qu’ils mettent en œuvre des mesures collectives visant à protéger des sujets contacts ». Pour ce praticien hospitalier, le fait que les médecins soient tenus d’enregistrer leurs patients diagnostiqués positifs au Covid-19 dans le cadre du téléservice « Contact Covid » ne constitue donc pas un manquement à l’éthique. Mais le devoir de transparence du médecin s’arrête là. A la mi-septembre, deux semaines après la rentrée des classes, la conduite à tenir face aux élèves présentant des « symptômes évocateurs » a notamment été précisée par le ministère de l’éducation : ces enfants sont autorisés à revenir en cours « si les parents attestent par écrit avoir consulté un médecin et qu’un test n’a pas été prescrit ». Pas de certificat médical, donc, à faire valoir.
« Dérogations »
« Avant l’été, la ligne de conduite était que, si un enfant était atteint, cela donnait lieu à un certificat médical – autrement dit à une violation du secret mais consentie par les parents −, rappelle Grégoire Moutel. Depuis, le gouvernement a changé de pied : c’est aux parents qu’il revient d’attester de l’état de santé de leur enfant. Même s’il souligne les risques de mensonges inhérents à cette situation (« déclarer qu’un enfant est atteint alors qu’il ne l’est pas pour le protéger d’aller à l’école ; dire qu’il n’est pas atteint alors qu’il l’est pour pouvoir continuer son activité professionnelle), ce spécialiste de l’éthique médicale ne souhaite pas une dérogation plus importante au secret dans le contexte actuel. De même n’est-il guère favorable à sa levée dans le cas des violences faites aux femmes. Une proposition qui figure parmi les mesures annoncées par le gouvernement, en novembre 2019, à l’issue du Grenelle contre les violences conjugales, et qui divise les professionnels de santé. Nombre d’entre eux dénoncent en effet une « fausse bonne idée », craignant de briser le lien de confiance avec leurs patientes pour qui ils représentent souvent le dernier confident. A quoi s’ajoute le risque que le conjoint redouble de violences s’il apprend avoir été dénoncé.
« Des femmes victimes de violences, j’en ai tous les jours dans mon service, insiste Grégoire Moutel. Elles me disent toutes : “Surtout, ne faites pas ça ! Est-ce qu’ensuite on me donnera un logement ? La possibilité d’un revenu décent ? Est-ce que je serai sûre que mes enfants resteront avec moi ?” Il faut prendre garde à ce que les dérogations au secret médical ne soulèvent pas plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. » Dans un communiqué publié le 18 décembre 2019, le CNOM n’en a pas moins approuvé la possibilité d’un signalement, même sans accord de la victime, afin que tout médecin « ayant l’intime conviction que sa patiente est en danger vital immédiat et qu’elle se trouve sous l’emprise de l’auteur des violences » puisse en informer le procureur de la République.
Une brèche durable ?
Du signalement des violences conjugales (dans l’intérêt de la patiente) au « contact tracing » des patients diagnostiqués positifs au Covid-19 (dans l’intérêt collectif), une brèche durable se dessinerait-elle dans le bouclier du secret médical ? C’est ce que craint le juriste Bruno Py. Dans un article récemment publié sur le site d’actualité des éditions Dalloz, intitulé « Secret professionnel, que n’avons-nous pas retenu de l’expérience du sida ? », ce professeur de droit privé à l’université de Lorraine rappelle les débats auxquels avait donné lieu, au début des années 1990, l’épidémie due au VIH.
En 1994, le Conseil national du sida (CNS), dont la présidente était alors l’anthropologue Françoise Héritier, professeure au Collège de France, soulignait notamment que « l’infection à VIH et le sida ont renouvelé et rendu plus aiguë encore la contradiction entre les impératifs de respect des droits de la personne, concrétisés par l’obligation de secret professionnel, et les impératifs de protection de la collectivité, représentée ici par le partenaire d’une personne séropositive ». Concrètement, si une personne séropositive refusait d’en informer son partenaire, son médecin devait-il le faire à sa place ? Le CNS avait finalement tranché par la négative, estimant qu’il ne pouvait y avoir, « de la part du médecin, recherche des partenaires sexuels pour notification qu’en abolissant gravement et sans doute définitivement le contrat de confiance qu’établit le secret professionnel ». L’infection à VIH, il est vrai, figure désormais sur la liste des maladies à déclaration obligatoire, mais celle-ci est anonyme. « Le secret, résume Bruno Py, reste plus fort que le sida. »
« SI LE COVID-19 N’EST PAS JUGULÉ, SI LE VIRUS DEVIENT RÉCURRENT COMME LA GRIPPE SAISONNIÈRE, SI D’AUTRES VIRUS SE MANIFESTENT DEMAIN, LA DÉROGATION DEVIENDRA-T-ELLE PÉRENNE ? » BRUNO PY, JURISTE
Il n’en va pas de même avec le Covid-19 qui consacre selon lui « la rupture de la digue du secret », notamment à travers l’application « Contact Covid ». Certes, un cadre protecteur a été prévu pour ces données sensibles (elles seront accessibles pendant une durée limitée et seront « pseudonymisées »). Mais, pour ce juriste, « la révolution qui découle de l’état d’urgence sanitaire est que, désormais, les informations concernent des cas contacts qui ne sont pas des patients ». On ne surveille plus des maladies, ni même des malades, mais les relations entre individus.
« Si le Covid-19 n’est pas jugulé, si le virus devient récurrent comme la grippe saisonnière, si d’autres virus se manifestent demain, la dérogation deviendra-t-elle pérenne ? Il faut plaider sans relâche pour que l’exception ne devienne pas la règle », insiste Bruno Py. En 2000, dans la Revue juridique de l’Ouest, Brigitte Feuillet-Le Mintier, professeure à la faculté de droit et de science politique de Rennes, concluait un article consacré au secret médical par cette question : « Une valeur autre que celle qui tend à assurer à tout malade la certitude qu’il peut tout confier (son corps, son intimité corporelle, son état, ses états d’âme, ses faiblesses, son humanité) mérite-t-elle de passer en priorité, et peut-elle justifier une limite au secret professionnel ? » Autrement dit : sommes-nous prêts à accepter une société où nous n’aurons plus la certitude que les secrets confiés à notre médecin ne seront pas dévoilés ?