L’éthique et la morale entre universalisme et relativisme : les apports de l’anthropologie
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Introduction
Emile Durkheim, convaincu de l’universalité du fait moral, a écrit qu’« il n’y a pas de peuple qui n’ait sa morale ; seulement, celle des sociétés inférieures n’est pas la nôtre. Ce qui la caractérise, c’est précisément qu’elle est essentiellement religieuse. J’entends par là que les devoirs les plus nombreux et les plus importants sont, non pas ceux que l’homme a envers les autres hommes, mais ceux qu’il a envers ses Dieux » (Durkheim, 2005 : 37). Cette question de l’universalité de la morale, à laquelle répond Durkheim dans le cadre d’une pensée teintée d’évolutionnisme, ne règle pour autant pas le problème de l’interprétation de ce constat, et soulève une autre question qui n’a cessé de diviser sociologues et anthropologues entre ceux qui défendent l’idée qu’il existe des bases universelles et partagées à la morale et ceux, à l’inverse, qui soutiennent le principe d’un relativisme moral et d’une irréductible diversité des morales. Est-il possible, et à quelle condition, de porter un jugement normatif sur la morale des autres ? Et au nom de quel principe qui transcenderait cette diversité observée par les anthropologues ? Des valeurs morales universelles existent-elles ? Si oui, lesquelles ? Sinon, faut-il œuvrer à les faire advenir et partager par tous ?
L’histoire montre que certaines normes et valeurs ont prétendu et prétendent à l’universalité et qu’elles se sont diffusées bien au-delà de la société ou de la culture qui les a produites. Les dominations politiques, religieuses ou encore économiques ont pu permettre d’imposer cette diffusion. Considérant la morale, à l’instar de Durkheim, comme un fait social, il convient au demeurant de prendre acte du caractère social et culturel des normes et des valeurs morales qui se transmettent au sein d’une société
et qui sont appropriées par les individus au travers du processus de socialisation. Dans le contexte contemporain marqué par le phénomène de mondialisation, ce débat qui oppose les tenants d’une éthique universaliste aux défenseurs des morales locales est considéré comme un des enjeux majeurs de l’époque, alors que des milliers de groupes ethniques ou religieux coexistent dans près de 200 États sur la planète. Le relativisme moral constituerait même pour certains une menace susceptible de mettre en péril les sociétés modernes. Sociologues et anthropologues, eux-mêmes divisés quant à ces questions, peuvent-ils cependant éclairer les enjeux du débat et permettre d’envisager une alternative à cette opposition structurante ? Force est de constater que les anthropologues se sont plutôt positionnés depuis un siècle comme des défenseurs des particularismes moraux face à l’universalisme des valeurs promu essentiellement par le monde occidental et dénoncé comme une manifestation et une forme de l’impérialisme.
Les travaux contemporains en socio-anthropologie de la morale et de l’éthique ont toutefois permis d’avancer dans ce débat et de renouveler la façon dont est appréhendée cette tension entre universalisme et relativisme. La constitution d’un champ de recherche spécifique sur ces questions a donné lieu à de nombreux travaux et réflexions qui témoignent de la contribution importante de la discipline à ces débats, alors même que l’éthique occupe une place de plus en plus importante dans les discours et la légitimation des pratiques sociales, économiques ou des politiques publiques.
Éthique et morale
Pour autant, de quoi parle-t-on quand on parle de morale, d’éthique, de valeurs, de principes, de normes, etc. ? Chacun met-il le même sens derrière ces termes ? Les chercheurs s’accordent-ils sur un objet commun ou au moins sur une définition commune de leur champ d’investigation ? Le médecin et anthropologue Didier Fassin (2012), par exemple, considère que l’éthique ou la morale ne doivent pas constituer des objets particuliers pour l’anthropologie. Il préfère ainsi parler d’anthropologie morale que
d’anthropologie de la morale, cette dernière étant selon lui trop restrictive et enjoignant les anthropologues à n’étudier que la façon dont les valeurs, les normes ou encore les émotions se configurent localement, ou quelles sont les conceptions de la morale dans différentes cultures. L’enjeu d’une anthropologie morale est pour lui ailleurs, et déborde la question des configurations locales de la morale. Celle-ci vise en effet à comprendre, dans une perspective critique, « le façonnement moral du monde », c’est-à-dire :
« La façon dont les questions morales sont posées et analysées ou, symétriquement, comment les questions non morales sont reformulées moralement. Elle explore les catégories morales par lesquelles nous appréhendons le monde et identifions les communautés morales que nous construisons, examine la signification morale de l’action et le travail moral des agents, analyse les enjeux et les débats moraux aux niveaux individuel et collectif. Elle concerne la création des vocabulaires, la circulation des valeurs morales, la production des sujets moraux et la régulation de la société à travers les injonctions morales »
(Fassin, 2012 : 4)
D’autres auteurs, comme l’anthropologue Raymond Massé (2015) sur lequel s’appuie particulièrement ce dossier, défendent l’idée qu’il est nécessaire de distinguer l’éthique de la morale et de définir les termes associés à ces notions en établissant une « cartographie conceptuelle » permettant de
repérer les contours et les objets de l’anthropologie de la morale et de l’éthique : ethos, moralités, communautés morales, valeurs, normes, principes, etc. Proposant une première distinction entre éthique, morale et moralités, il écrit ainsi :
« Si l’éthique représente les façons et les conditions sous lesquelles l’humain se demande « Comment doit-on vivre sa vie ? », la morale est définie comme le domaine dans lequel s’inscrivent les réponses à cette question alors que les moralités représentent les réponses spécifiques apportées selon les sociétés, les cultures et les époques. »
(Massé, 2015 : 15)
Aujourd’hui, on parle plus volontiers d’éthique que de morale, ce qui traduit sans doute la perception et l’exigence d’un renouvellement : il ne s’agit pas tant d’un retour à la morale que de l’appel à une nouvelle attitude face aux valeurs et face à la morale elle-même. La distinction des deux termes peut apparaître nécessaire afin de mieux appréhender la spécificité de l’époque contemporaine au regard d’une tradition qui présupposait l’existence d’une évidence morale consensuelle. Parler de relativisme ou de pluralisme moral, c’est évoquer la coprésence et la confrontation de valeurs différentes au sein d’une même société, portées par des individus, des groupes ou des communautés morales dans un cadre démocratique et multiculturel où les repères moraux traditionnels sont remis en cause et les valeurs considérées comme discutables.
Cette interrogation sur les valeurs se nourrit de problèmes nouveaux qui surgissent dans des sociétés de plus en plus technicisées et complexes où des questions inédites se posent, liées à nos capacités accrues d’intervention sur le monde et sur le vivant, notamment dues à l’essor des biotechnologies et à l’évolution des techniques dans le champ de la médecine. Bon nombre de situations ou d’innovations scientifiques posent ainsi des « problèmes éthiques », laissant entendre que la morale disponible ne suffit plus, car trop hésitante, inadaptée ou incohérente, et qu’il s’agit de renouveler la réflexion face à des exigences et des préoccupations inédites.
Ainsi, la morale renvoie aux différentes conceptions de ce qui est considéré comme bien ou mal, juste ou injuste, acceptable ou répréhensible, noble ou infâme, louable ou blâmable dans les comportements humains. Ces conceptions sont évidemment liées aux valeurs qui, dans une société ou une culture particulière, sont considérées comme fondamentales. Les normes et les règles qui vont encadrer les pratiques émanent de ces valeurs partagées dans un espace social et culturel déterminé. La morale définit donc, au travers de ces valeurs, normes et règles, les conditions pour qu’une action soit jugée bonne, juste, acceptable, etc., ou l’inverse, et comprend donc des dimensions prescriptives et proscriptives en définissant ce qui doit ou ne doit pas être fait.
L’éthique, quant à elle, renvoie davantage à une compétence des individus, ou des agents moraux, à réfléchir de façon critique sur la dimension morale de leurs actions et pratiques individuelles et collectives. C’est une capacité réflexive qui permet au sujet de questionner la moralité de ses actes et d’interroger la pertinence des valeurs, normes et règles qui l’enjoignent à agir de telle ou telle façon dans telle ou telle situation. Cette compétence réflexive inscrit également l’interrogation dans la réciprocité de la relation : il ne s’agit pas de juger de la moralité d’une action ou d’une pratique, mais de réfléchir sur la légitimité de l’injonction et de celui qui la formule, et sur les conséquences relationnelles de l’injonction.
Pour le dire autrement, la morale est coutumière, sociale, communautaire ; elle repose sur des dogmes, des codes, hérités de la tradition, de l’éducation, de la culture ; elle renvoie à la notion d’obligation, alors que l’éthique interroge la pertinence et la légitimité de ces obligations et les choix effectués lorsque plusieurs normes s’opposent et qu’il faut décider de l’action la plus appropriée à une situation. L’éthique peut donc être vue comme une compétence permettant de remettre la morale en question ; elle est à la fois le lieu de la production de normes morales et le lieu de leur remise en question, dans un processus réflexif jamais achevé. Si la morale restreint la liberté de l’individu en cadrant ce qu’il doit ou ne doit pas faire, l’éthique est le lieu ou le moment où l’individu a la possibilité et la liberté de questionner ses choix, d’arbitrer entre des obligations morales potentiellement contradictoires, de réfléchir et de décider de la décision la plus adaptée à la situation rencontrée. Là où la morale apporte des réponses, l’éthique questionne, interroge ce que le jugement moral a d’affirmatif et de spontané, afin de pouvoir rendre raison de manière argumentée des choix et des actes jugés préférables.
Cette distinction entre morale et éthique comme deux domaines liés mais séparés, défendue par Raymond Massé, n’est pas partagée par tous les auteurs, qu’ils soient sociologues, anthropologues ou philosophes. Didier Fassin considère pour sa part inutiles les querelles terminologiques. Un philosophe comme Ruwen Ogien ne voit pas quant à lui l’intérêt de distinguer ces deux domaines :
« On a tendance à opposer l’éthique et la morale comme s’il s’agissait de deux domaines de réalité différents. L’éthique s’occuperait du domaine du bien ou de la vie bonne et la morale du domaine du juste ou des devoirs moraux ; l’éthique s’occuperait du rapport à soi et la morale du rapport à l’autre, etc. Personnellement, je vois plutôt l’opposition entre l’éthique et la morale comme un conflit entre deux façons différentes d’envisager le même domaine de réalité ou comme deux théories différentes qui cherchent à expliquer la même chose. C’est pourquoi j’ai tendance à ne pas marquer de différence entre éthique et morale lorsque je fais référence au domaine de réalité que ces mots servent à caractériser. »
(Ogien, 2009 : 61)
Il n’est ainsi pas simple ou nécessaire de distinguer la morale de l’éthique, mais leur distinction permet de spécifier deux attitudes différentes : l’une qui se réfère à des valeurs déjà là appelant qu’on leur obéisse, l’autre qui vise par la réflexion à les expliciter, les évaluer, voire à chercher de nouvelles références là où les valeurs disponibles sont muettes ou inadaptées. Ce qu’une morale affirme (par exemple le caractère sacré de la vie), une autre morale peut le rejeter en reconnaissant le droit d’un individu à disposer de sa vie et de son corps. Si l’on veut alors dépasser ce conflit des opinions morales et éviter les rapports de force et de violence, il faut envisager de construire des accords raisonnables entre individus n’ayant pas les mêmes références morales, ce qui est d’autant plus difficile que les valeurs morales auxquelles nous tenons sont traversées d’attachements affectifs auxquels il nous est difficile de renoncer. L’éthique correspond à ce double mouvement, de reconnaissance du pluralisme moral d’une part, et de la nécessité de s’entendre au-delà de ce pluralisme d’autre part. Ce qui renvoie à la tension entre le respect des valeurs d’autrui et la possibilité d’un accord sur des valeurs universelles.
L’éthique fait donc appel à la raison pour expliciter, argumenter et partager des valeurs, pour déterminer et hiérarchiser des normes. Elle répond à l’obligation de s’accorder avec autrui en tant qu’autre sujet moral, dont les valeurs sont potentiellement différentes, bien que légitimes. Elle vise la recherche d’un accord entre personnes dont les jugements moraux diffèrent, dans le cadre d’une discussion et dans un contexte démocratique.
Ethos et moralités
Parmi les concepts associés à ceux d’éthique et de morale, les concepts d’ethos et de moralités permettent de mieux saisir et expliciter les différentes déclinaisons de la morale d’une part, et la façon dont les normes et les règles se traduisent en actes et en pratiques. La notion d’ethos a fait son entrée en sociologie grâce au travail célèbre de Max Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme, qui reprendra également cette notion dans Le savant et le politique. Sans faire ici la généalogie de la notion et de ses usages historiques et contemporains, rappelons que les sociologues Robert Merton et Norbert Elias l’ont mobilisée, ou encore Pierre Bourdieu en France. Ce dernier le définit comme :
« Le système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l’enfance et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents »
(Bourdieu, 1984 : 228)
L’opposant à l’éthique en tant qu’elle constitue « un système intentionnellement cohérent de principes explicites », l’ethos désigne pour lui « un ensemble objectivement systématique de dispositions à dimension éthique, de principes pratiques » (Ibid. : 133). On voit au travers de cette définition succincte de l’ethos l’intérêt que ce concept peut représenter pour ceux qui s’intéressent à la façon dont les règles et les normes morales s’incarnent dans des pratiques quotidiennes. En effet, il renvoie au processus d’intériorisation ou d’incorporation de ces normes par les individus dans le cadre de leur socialisation, mais il est aussi un générateur de pratiques, un principe organisateur de ces pratiques, des réponses apportées par les individus « à des problèmes extrêmement différents », dont les problèmes à caractère moral.
Alors que l’éthique réfère à un système rationnel et cohérent de principes, l’ethos réfère à ces principes mais de manière implicite et produit des pratiques sans qu’il soit besoin a priori de les expliciter ou de les intellectualiser. Dans sa vie quotidienne, chacun agit ou porte des jugements sur les actions des autres sans une réflexion préalable approfondie, sans mobiliser expressément et explicitement telle valeur ou tel principe. Le caractère apparemment spontané des actes et des jugements ne signifie pas qu’ils ne sont pas sous-tendus par des normes morales, mais que les pratiques et jugements à caractère moral des individus, que la façon dont ils réagissent aux expériences morales qu’ils vivent, sont structurés ou guidés par leur ethos sous la forme de dispositions implicites. Le jugement moral n’a pas la réflexivité propre à la réflexion éthique, il est déjà là, préalable à la réflexion, préexistant au regard critique sur les valeurs et les principes engagés qui agissent, du fait de leur intériorisation, à un niveau préréflexif.
Toutefois, les appartenances des individus sont multiples et à chacune de ces appartenances peut correspondre un ethos spécifique, lié au genre, à la
profession, à la religion, à l’engagement politique ou militant, etc. Ainsi, loin d’être guidés par leur ethos dans leurs comportements et leurs décisions, les individus doivent le plus souvent composer, naviguer ou négocier entre les injonctions différentes et parfois contradictoires liés à ces multiples ethos d’appartenance. C’est là que la compétence éthique, en tant qu’elle permet une prise de distance et de recul par rapport aux normes morales, sera utile au sujet pour opérer les choix qui s’imposeront dans sa « trajectoire de vie morale ». Comme les sociologues interactionnistes qui ont introduit la notion de trajectoire de maladie ainsi que celle de travail des malades pour rendre compte des multiples ajustements et négociations que les malades doivent effectuer pour gérer et vivre avec leur maladie, on pourrait parler dans ce contexte du travail que les agents moraux doivent effectuer pour gérer leur trajectoire de vie morale. L’intérêt d’une telle approche est qu’elle déplace le regard du chercheur vers d’autres objets. En sociologie de la santé, il ne s’agira pas d’étudier la maladie et ses conséquences, mais les différentes modalités du travail effectué par les malades et les actions engagées pour gérer les trajectoires de maladie ; et dans le champ qui nous occupe ici il s’agira davantage d’étudier et de comprendre les trajectoires de vie morale et le travail – éthique – de négociation effectué par les individus entre les différentes moralités auxquelles ils adhèrent, plutôt que de s’en tenir à un travail descriptif de ces différents systèmes de normes et de valeurs dans lesquels les individus sont engagés.
Si l’on parle de la possibilité que coexistent de multiples ethos d’appartenance, on doit admettre également que coexistent différentes moralités qui correspondent à autant de façons dont se décline la morale dans le temps et dans l’espace. Tout individu est de ce fait nécessairement confronté, dans sa vie personnelle et sociale, à une pluralité de moralités.
« Il partage d’abord avec les membres de sa société ou de son ethnie un éthos et une moralité de sens commun fondée sur des règles, des normes ou des valeurs acquises tout au long de leur processus de socialisation. Pratiquant une profession donnée ou travaillant pour une institution publique ou privée, il doit composer avec un code d’éthique traduisant la morale de la corporation ou de l’institution. Pratiquant d’une religion donnée, ses comportements seront influencés par la moralité de cette religion. Militant, par exemple, d’un groupe écologiste, il participera d’une moralité visant le respect de l’environnement. Bref, mener une vie éthique (une vie bonne) implique de naviguer au travers ces multiples moralités aux normes parfois redondantes, parfois complémentaires, souvent incompatibles »
(Massé, 2015, 33)
Massé défend l’idée qu’existe ce qu’il nomme une moralité de sens commun, qui constitue une incarnation de la morale et une manifestation de l’ethos. Cette moralité de sens commun a la particularité d’être largement partagée au sein d’une société par les différents groupes qui la composent. Elle constituerait une sorte de socle commun de normes sur lesquelles chacun, quelles que soient ses appartenances sociales, s’accorderait. Il peut s’agir de normes qui proscrivent certains comportements (le mensonge, le vol, la tricherie, l’inceste, etc.) ou qui en prescrivent d’autres (l’aide et la protection des personnes vulnérables, la lutte contre l’injustice, la solidarité, etc.) et qui suscitent, quand elles ne sont pas respectées, la réprobation et la culpabilité. L’histoire et l’anthropologie montrent toutefois que la moralité de sens commun diffère en fonction des époques, des sociétés et des cultures. Cette diversité observée dans les configurations morales pose évidemment la question de l’universalisation possible ou non des normes éthiques. Pour certains, c’est précisément ce qui distingue les normes éthiques des conventions sociales. Les secondes seraient toujours propres à une société et une époque données, tandis que les premières se caractériseraient précisément par leur prétention à l’universalité (Turiel, 2002). « Pour eux, une éthique qui n’a pas de vocation universelle est aussi inconcevable qu’un oncle sans neveu, une montagne sans vallée, un célibataire marié », écrit Ruwen Ogien (2009). C’est une position partagée par de nombreux philosophes, psychologues, anthropologues ou encore bioéthiciens.
Cette conception de l’éthique comme lieu de production de normes à prétention universelle repose sur l’idée qu’existent, pourraient exister ou
devraient exister des normes morales universellement partagées, un socle moral commun aux différentes sociétés et cultures qui composent l’humanité. Ce socle moral renverrait à des réactions morales « intuitives », à des « réflexes moraux » universels, ou encore à « une conscience préthéorique » de certaines normes morales, ce que les anglo-saxons nomment parfois « common morality ». Le philosophe Bernard Gert (2004) propose par exemple un système fondé sur dix règles morales : ne pas tuer, ne pas causer de souffrance, ne pas nuire, ne pas priver d’autonomie, ne pas mentir, ne pas tromper, ne pas voler, respecter nos promesses, obéir à la loi et faire son devoir.
Tom Beauchamp et James Childress, qui incarnent le courant principiste dans le champ de la bioéthique et dont l’ouvrage majeur, Les principes de l’éthique biomédicale (2007 [1979]), a exercé une influence considérable sur l’éthique médicale contemporaine, considèrent que leurs quatre grands principes (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance et justice) ont cette vocation universelle. Plus largement, écrivent-ils, « toute personne réellement désireuse de vivre une vie morale saisit les dimensions essentielles de la morale. Elle sait qu’elle ne doit pas mentir, pas voler, qu’elle doit tenir ses promesses, respecter les droits d’autrui, ne pas tuer ni faire de mal à une personne innocente, etc. Toute personne moralement sérieuse accepte sans difficulté ces règles et ne conteste pas leur pertinence et leur importance » (Beauchamp et al, 2008 : 16). Il s’agirait là encore selon eux de balises morales indiscutables et universelles.
Le processus de moralisation ou l’extension du domaine de l’éthique
Dans les sociétés occidentales contemporaines, de plus en plus sécularisées, les moralités ne s’enracinent pas nécessairement dans les traditions religieuses ou philosophiques. On peut ainsi distinguer, aux côtés de la morale partagée (common morality) évoquée plus haut qui transcenderait les cultures, les religions et les moralités propres aux différentes communautés, ce que plusieurs auteurs nomment une moralité séculière. Celle-ci peut se définir comme un ensemble hiérarchisé de croyances, de comportements et de valeurs à portée morale construit par une population. Elle repose également sur l’idée que toute population partage en grande partie des présupposés moraux relatifs à certains comportements. Le champ de la santé fournit un bon exemple de la façon dont se façonne ce type de moralité, et en particulier le domaine de la santé publique et de la prévention qui participe du processus de moralisation de certains comportements à risque.
En effet, les politiques publiques en matière de santé publique et les programmes de prévention mis en place par les autorités sanitaires ne s’appuient pas sur des principes religieux pour asseoir leur légitimité, mais sur la science et la rationalité, dans le cadre d’une evidence-based preventive medicine, soit une médecine de prévention fondée sur des preuves. Cette légitimité tient aussi à la volonté de protéger la société d’une part (de maladies transmissibles par exemple) et d’améliorer l’état de santé et de bien-être des individus et des populations. Ainsi, les comportements visés par ces programmes de prévention, qu’il s’agisse de comportements alimentaires, de consommation de drogues ou d’alcool, de comportements sexuels, etc., se voient attribuer une valeur morale négative au nom de cette légitimité sanitaire. Fumer, manger trop ou mal, consommer des drogues, avoir une sexualité à risque sont alors des pratiques condamnées car elles mettent en péril ces objectifs de protection de la société et d’amélioration de la santé. Mais c’est aussi parce que la santé est devenue une valeur très importante dans nos sociétés qu’a émergé cette moralité séculière et que des pratiques auparavant moralement neutres ont pu devenir moralement condamnables au travers de ce processus de moralisation. Les critères de jugement de la moralité des comportements se sont ainsi déplacés et sécularisés : on peut considérer qu’il n’est pas moralement condamnable de tromper son conjoint mais qu’il est moralement condamnable de le faire sans utiliser de préservatif. Ce sont les risques pris pour soi-même ou pour
les autres qui vont devenir un élément prépondérant dans les jugements portés sur les comportements liés à la santé. C’est la raison pour laquelle de nombreux sociologues ont pu considérer que la médecine avait remplacé la religion dans nos sociétés. Dès lors que la santé devient une valeur fondamentale recherchée et valorisée par tous, les normes sanitaires deviennent des normes morales en ce qu’elles distinguent entre ce qui doit et ne doit pas être fait, ce qui est acceptable ou inacceptable. La sécularisation de nos sociétés n’implique donc pas nécessairement la disparition ou l’érosion des valeurs, mais un changement des registres mobilisés pour les justifier, aux dépens des justifications religieuses.
L’émergence de cette moralité séculière liée à la santé et au processus de médicalisation des sociétés modernes, en moralisant les comportements liés à la santé, n’affecte pas tous les individus ou toutes les catégories de population de la même façon. Le processus de moralisation a en effet pour conséquence de stigmatiser, voire de renforcer la stigmatisation de certains groupes sociaux dont les comportements sont incriminés. Or, de nombreuses études sur les inégalités sociales de santé ont montré que ces comportements sont inégalement répartis dans l’espace social et qu’ils concernent davantage les groupes sociaux défavorisés. Et de la condamnation du comportement à celle de l’individu, il n’y a qu’un pas… qui peut vite être franchi. Les pères fondateurs de la sociologie (Marx, Weber, Durkheim) avaient montré les effets pathogènes du travail industriel et dénoncé l’exploitation extrême de la force de travail. Pour autant, l’accent a été mis sur les mœurs dissolues de la classe ouvrière et la misère du prolétariat imputée à leur dégradation morale plus qu’au développement de l’industrialisation. Aujourd’hui encore, le processus de moralisation tend à incriminer la responsabilité personnelle, à fustiger les comportements individuels, au risque du renforcement de la stigmatisation subie par les milieux sociaux défavorisés.
On peut cependant observer que ce processus de moralisation déborde largement le champ de la santé et que les préoccupations éthiques concernent bien d’autres domaines de la vie sociale. Des pratiques aujourd’hui moralement condamnées ont longtemps été considérées comme acceptables : l’esclavage, la ségrégation, la discrimination, le travail des enfants, les atteintes graves à l’environnement, les violences sexuelles, la corruption, etc.
Ethique et relativisme
Le relativisme renvoie à l’idée qu’aucune moralité n’a d’autorité absolue. Dans la mesure où les valeurs et les normes sont liées aux contextes sociaux et culturels dans lesquels elles se sont constituées, elles sont relatives à ces contextes particuliers et ne sauraient s’imposer dans un contexte différent de celui auquel elles sont attachées. Selon certains auteurs, il faut distinguer le relativisme normatif du relativisme méta-éthique. Le premier trouve son origine dans les expériences de rencontres avec des croyances et des pratiques morales radicalement différentes. L’historien grec Hérodote avait déjà, cinq siècles avant notre ère, mesuré les enjeux du relativisme moral. On trouve en effet dans ses écrits une anecdote concernant l’Empereur perse Darius, qui fit demander à des Grecs s’ils consentiraient à manger le corps de leur père après leur mort. Ces derniers exprimèrent vivement leur dégoût et leur répulsion au regard de cette idée. Darius fit ensuite demander à des Indiens, qui avaient comme coutume de manger le cadavre de leurs parents, s’ils consentiraient à ce que ces cadavres soient plutôt brûlés sur un bûcher. Les Indiens manifestèrent le même dégoût et la même répulsion face à cette proposition que les Grecs précédemment. Au travers de cet exemple, Hérodote entend montrer à ses lecteurs grecs qu’on est toujours le Barbare de quelqu’un, au regard d’une même pratique tenue pour universelle et constitutive de l’humanité : le respect dû au cadavre de ses parents. Ce qui est considéré comme respectable, recommandable et conforme à la volonté des dieux pour les uns peut apparaître comme monstrueux, ignoble et
bestial pour les autres. Vingt siècles plus tard, Montaigne, écrivant sur les pratiques cannibales, écrira que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Le relativisme normatif affirme ainsi que nul ne doit juger ou déprécier une moralité ou un code moral qui n’est pas le sien. Pour autant, comment départager sans arbitraire les prétentions à l’universalité de telle ou telle moralité ? Est-il possible d’évaluer d’un point de vue objectif les moralités particulières, de les critiquer selon des critères objectifs et surplombants ? Comment justifier le rejet et la condamnation de certaines pratiques comme l’inceste, le cannibalisme, les sacrifices humains, l’excision, etc., si toutes les moralités se valent et s’il convient d’évaluer ces pratiques, comme Montaigne, à la lumière des critères de ceux qui les approuvent ? On peut vite passer d’une bienveillance tolérante vis-à-vis des différences à un laxisme normatif qui pourrait amener à tolérer l’intolérable, même s’il ne faut pas confondre relativisme moral et tolérance, cette dernière impliquant que nous jugions moralement condamnables certaines pratiques que nous laissons pourtant prospérer. Mais la limite entre relativisme éthique et nihilisme éthique peut être ténue, et l’excision des jeunes filles considérée comme une pratique exotique comme une autre, que personne n’aurait le droit de juger. La reconnaissance de la diversité des moralités et des pratiques humaines n’oblige cependant pas nécessairement à conclure que toute hiérarchisation soit illégitime (Lukes, 2014).
La prétention universaliste de la bioéthique
Au cours de la seconde moitié du 20e siècle a émergé la bioéthique. Certes, le procès de Nuremberg, les scandales de l’expérimentation humaine dans les démocraties occidentales après la Seconde Guerre mondiale avaient déjà suscité un renouvellement de la réflexion sur l’éthique médicale et l’éthique de la recherche, et contraint à constater l’échec des traditions morales sur lesquelles reposaient la médecine et la recherche médicale. Mais les développements plus récents des sciences et des techniques appliquées à la biologie et la médecine (génie génétique, procréation, nanotechnologies, etc.) ont posé à nouveaux frais la question de ce qu’il est souhaitable et raisonnable de faire, au regard de ce qu’il est techniquement possible de réaliser. L’émergence de la bioéthique s’inscrit dans un mouvement plus vaste de questionnement sur les sciences et les techniques et sur les conséquences de l’accroissement sans précédent de nos capacités d’action, et ainsi sur les nouvelles dimensions de notre responsabilité (Jonas, 1990). Face aux nouvelles définitions de la nature humaine, de la vie, de la mort et de la maladie et aux défis soulevés par ces avancées scientifiques et techniques, la bioéthique entend apporter de nouvelles réponses, incarner une « nouvelle sagesse », relever ces nouveaux défis. Le biologiste et cancérologue V.R. Potter, qui fut le premier à employer le terme de bioéthique au début des années 70 (Potter, 1971), a contribué au remplacement de la morale médicale traditionnelle par la bioéthique, conçue au départ comme « une éthique globale pour la survie de l’être humain et de la planète » (Durand, 1999). Il souhaitait une alliance entre sciences biologiques et éthique, entre sciences et humanités, et un contrôle social des savoirs et des progrès scientifiques. Bioéthique et éthique médicale sont souvent confondues, mais la bioéthique ne se réduit pas à l’éthique médicale ou l’éthique de la biologie, le projet initial était en tout cas beaucoup plus ambitieux. La création à Washington, en 1971, du Kennedy Institute of Ethics, a contribué à restreindre la bioéthique au domaine médical, et en particulier au domaine de la reproduction humaine, en s’intéressant aux enjeux sociaux des nouvelles techniques de procréation et aux questions éthiques posées par des situations cliniques dans un contexte médical. Mais ce sont aussi les nouvelles techniques de procréation, les avancées dans le domaine de la génétique et de la médecine prédictive, ou encore des neurosciences ou de l’intelligence artificielle qui ont conduit à reconnaître que, même saisies sous l’angle médical, les questions soulevées ont porté et portent de plus en plus sur la définition même et le devenir de notre humanité.
La bioéthique s’inscrit alors dans ce rapport réflexif de l’homme à lui-même et à son environnement, et le « slogan » des Etats généraux qui se sont tenus en 2018 en France dans le cadre de la révision des lois de bioéthique témoigne que les questions débattues ne se limitent pas au strict domaine médical puisque la question posée n’était rien moins que celle-ci : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » On voit alors que la bioéthique déborde le champ auquel on la restreint parfois, à savoir un espace de débat public ou de réflexion sur la recherche biomédicale et les pratiques thérapeutiques associées. On voit également qu’elle entretient des liens étroits avec le droit et la politique, qui permettent que l’exigence éthique soit entendue et prise en compte par la collectivité, dans un contexte démocratique et pluraliste qui doit prendre en compte la diversité des valeurs. C’était précisément l’enjeu des Etats généraux de la bioéthique.
En France, le débat bioéthique s’est surtout focalisé sur des pratiques médicales très technicisées et qui ont été considérées comme socialement problématiques car susceptibles de remettre en cause des valeurs morales constitutives du lien social : valeurs liées à la famille, à la naissance, à la personne. Les questions liées à la mort et à la fin de vie n’ont été prises en compte que plus récemment, et leur intégration dans les questions débattues dans le cadre des Etats généraux de la bioéthique ne faisait pas consensus, la loi Léonetti de 2005 sur la fin de vie ayant fait l’objet d’une révision en 2016.
La sociologue américaine R.C. Fox a distingué trois étapes dans le développement de la bioéthique américaine depuis ses débuts. La première, dans les années 60, est une étape de prise de conscience des problèmes, notamment ceux liés aux dérives de l’expérimentation médicale, mais aussi ceux posés par les nouvelles techniques de réanimation ou de transplantation d’organes. Des acteurs issus du monde protestant ou catholique investiront alors le champ de la réflexion qui ne sera plus réservée aux professionnels de santé. A partir des années 70, le domaine de la bioéthique va être investi par des juristes et des philosophes qui vont contribuer à séculariser la réflexion, en la désenchâssant des traditions religieuses et en contribuant à l’élaboration de cadres réglementaires. La nécessité d’une réflexion rationnelle et argumentative est mise en avant, pour aboutir à la reconnaissance de principes fondamentaux qui visent à garantir le respect des droits des individus. Il s’agit, comme l’écrit le philosophe T.H. Engelhardt, de « développer une structure séculière de rationalité dans une ère d’incertitude ». Enfin, dans les années 90, les questions et les préoccupations économiques s’invitent dans les débats et les enjeux de justice sont de plus en plus importants, dans un contexte de ressources contraintes où les coûts des traitements (molécules onéreuses), le manque ou la « pénurie » de greffons, ou encore l’allocation de ressources rares obligent à des arbitrages difficiles.
En France, ce sont pendant longtemps les médecins qui ont désigné lesquelles de leurs pratiques devaient relever d’un débat public, car elles posaient des problèmes dépassant leurs compétences techniques ou débordaient le cadre de leur déontologie professionnelle. Les médecins et les scientifiques dans les domaines liés à la médecine occupent ainsi une place particulière et apparaissent pour certains comme des autorités morales ou des représentants de cette nouvelle moralité séculière. Nombre d’entre eux ont rédigé des ouvrages de réflexion philosophique et morale en lien avec les recherches et les pratiques biomédicales, et le Comité Consultatif National d’Ethique, créé en 1983, a toujours été présidé par des médecins ou des scientifiques renommés, même si sa composition est pluraliste.
L’évolution contemporaine de la médecine a déplacé les frontières de l’intervention thérapeutique. De plus en plus, la médecine n’a plus seulement affaire à des patients malades, mais à des personnes en bonne santé ou à des malades en puissance. En amont de la maladie, il s’agit de détecter des indicateurs d’une maladie, par le dépistage, qu’il soit génétique ou non, dans un objectif de prévention quand c’est possible (chirurgie ou traitements préventifs), ou d’intervention (dépistage prénatal ou préimplantatoire des embryons). En aval de la maladie, les transplantations d’organes, les techniques de réanimation posent des questions quant à la prise en charge de la fin de vie et à la définition même de la mort. Les débats actuels dans le cadre de la révision des lois de bioéthique illustrent ces évolutions et montrent que ce ne sont plus les seuls médecins qui peuvent décider de ce qui doit être soumis au débat public : faut-il lever l’anonymat du don de gamètes ? Faut-il maintenir le principe de la gratuité dans les dons d’éléments du corps humain ? Faut-il distinguer l’infertilité pathologique et l’infertilité sociale (couples de même sexe) ? Faut-il ouvrir l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes homosexuelles ou aux femmes célibataires ? Faut-il autoriser la gestation pour autrui ? Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses questions qui se posent dans le champ de la procréation, mais on voit bien que les enjeux sont davantage sociétaux que strictement médicaux, et que les compétences médicales ou techniques n’apportent qu’un éclairage partiel et assurément insuffisant. L’intervention de la médecine aux frontières de l’existence (fécondation, naissance, mort) accroit le champ de notre responsabilité collective et transforme les pratiques médicales en problèmes de société à forts enjeux moraux (qui doit naître ou mourir et dans quelles conditions ?). Traditionnellement investies par la philosophie, la morale ou la religion, les questions soulevées par ces pratiques nécessitent désormais un espace où elles puissent être discutées de façon rationnelle et pluraliste. Dans cette perspective, la bioéthique n’est pas forcément une éthique spécifique, liée à des domaines très particuliers de la pratique médicale, mais répond plutôt à l’exigence d’une réflexion sur les sciences et les techniques biomédicales au regard de leurs finalités et de leurs justifications sociales. Si la réflexion éthique doit s’appuyer sur la connaissance scientifique, elle ne doit pas être confisquée ou réservée à certaines catégories de spécialistes : médecins, bioéthiciens, comités de sages, etc. Les décisions concernant ce qu’il est souhaitable ou non de faire au regard des possibilités techniques, dans le domaine biomédical comme dans les autres domaines, doivent être nourries par des débats pluridisciplinaires, collectifs et démocratiques, où toutes les parties prenantes ou les communautés morales peuvent faire entendre leur voix et défendre leurs valeurs. C’est notamment une des missions dévolues aux Espaces de réflexion éthique régionaux.
Dans la mesure où la biomédecine occidentale s’est mondialisée, les questions qui relèvent de la bioéthique ne se limitent pas aux pays occidentaux et industrialisés. La bioéthique a ainsi vocation, ou la prétention, à s’universaliser. L’UNESCO a par exemple mis en place, en 1995, un Programme de bioéthique. En 2005, cette organisation publiait une Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme. En 2015, à l’occasion des vingt ans de ce Programme, elle a publié un ouvrage collectif intitulé Pourquoi une bioéthique globale ?, défendant l’idée d’une vocation universelle de la bioéthique. En 2005, la World Medical Association publiait également un Manuel d’éthique médicale destiné aux « médecins et étudiants en médecine du monde entier ». La bioéthique devrait ainsi suivre le déploiement de la biomédecine à travers le monde et s’imposer comme modèle. Ce faisant, ce sont aussi les valeurs occidentales que l’on cherche à diffuser internationalement, à savoir certaines conceptions de la maladie, de la vie et de la mort, ou encore des principes comme celui d’autonomie, dans des contextes où, en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud, les pratiques médicales reposent également, au moins en partie, sur des cultures, des valeurs et des traditions, religieuses ou non, différentes.
Si certains souhaitent une éthique ou une bioéthique « globale » ou universelle, soit une même éthique pour tous, reste à préciser de quelle éthique il s’agit, alors même que de nombreux courants théoriques coexistent dans le champ de la bioéthique. Pour faire sens pour les individus, la réflexion éthique doit s’enraciner dans les contextes socio-culturels et s’articuler aux moralités particulières, sinon la prétention universaliste de la bioéthique risque de se transformer en imposition d’une pensée dominante.
Guillaume Grandazzi
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