Deux fondements philosophiques de l’éthique

Objectif : Comprendre les fondements et les bases de l’évolution historique de l’éthique Mylène Gouriot
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Dans son ouvrage intitulé Fondements philosophique de l’éthique médicale, la philosophe Suzanne RAMEIX distingue dans l’histoire de la philosophie deux types de morale ou d’éthique, celles qui s’appuient sur un fondement extérieur  à l’homme (hétéronomie : la nature, Dieu par exemple) et celles qui s’appuient sur un fondement autonome c’est-à-dire sur l’homme lui-même (autonomie). L’autonomie renvoit étymologiquement à la capacité de se donner à soi-même (auto) ses propres lois (nomos).


HÉTÉRONOMIE ET AUTONOMIE


Éthique & hétéronomie

Dans l’antiquité grecque, la source de l’autorité normative (c’est-à-dire ce qui instaure les normes et la loi) ne se trouve pas à l’intérieur du sujet mais s’impose à celui-ci de l’extérieur (hétéronomie) ; c’est une autorité qui le dépasse ou le transcende ; l’idée du Bien chez Platon, de la Nature chez Aristote, du Cosmos chez les stoïciens. Cette idée sera reprise dans la conception chrétienne du monde où la nature est organisée selon la Loi de Dieu. Dans le monde grec, l’adjectif autonome n’est jamais employé pour qualifier des personnes mais uniquement les cités (polis) ou les états indépendants, qui ne sont pas soumis à un pouvoir ou à une autorité extérieure et dont l’exemple est Athènes.

Antiquité : hétéronomie = nature

Contexte : l’Homme n’est qu’une partie de la Nature, il n’a pas d’existence subjective.

L’Homme est toujours pensé par rapport à autre chose que lui-même, qui le fonde et lui donne sens et finalité. Le cosmos qu’il a à connaître, la cité politique qu’il a à construire et dans laquelle il a à vivre.

L’éthique dans ce contexte juge de la conformité de l’action à l’ordre naturel, elle est fondée sur la réalisation des qualités positives de l’homme : les vertus. On parle alors de l’éthique des vertus.

Aristote et l’éthique des vertus

Aristote fonde l’éthique des vertus sur :

  • La distinction entre la science et l’éthique,
  • L’éducation éthique,
  • Les vertus,
  • La considération des émotions dans l’agir éthique.

Dans L’éthique à Nicomaque, Aristote distingue le raisonnement éthique du raisonnement scientifique : la sagesse pratique (phronesis) relève d’un art et non d’une sagesse théorique (science ou episteme). Si cette dernière cherche à établir des lois universelles de la nature, la seconde vise à former les individus à faire face à des situations complexes, particulières, temporelles et contingentes. Ainsi, l’éthique ne relève pas de la recherche de principes universels mais de l’éducation qui permet d’exercer les vertus qui mènent à la bonne décision dans la vie réelle.

Cette éducation relève de l’imitation de modèles vertueux c’est-à-dire de personnes admirables dans leurs attitudes et comportements. Les vertus résident dans l’équilibre entre les extrêmes, dans la modération et dans l’enseignement de la prudence. Enfin, pour que l’agir soit éthique, il doit être engagé avec la sensibilité, les désirs et les inclinations. Est éthique l’agir dont les émotions sont saines et non seulement les actions dont la raison est réfléchie. Ainsi, selon lui, l’union du savoir-faire et du savoir-être est une condition irréductible de l’éthique.

Moyen-âge : hétéronomie = Dieu

Contexte : l’extériorité pour l’Homme n’est plus la Nature mais Dieu, l’Homme est « créé à l’image de Dieu », c’est une personne.

Si les caractères de singularité, de liberté et de responsabilité de l’homme sont réfléchis et conceptualisés par Saint-Augustin par exemple, il n’en demeure pas moins une créature qui n’a de sens et de valeur que par référence à un Autre : Dieu.

Ainsi, malgré la naissance de la notion de personne, la pensée chrétienne reste hétéronome dans la mesure où elle se réfère à une puissance extérieure qui est Dieu. Cependant, à la différence des morales antiques qui se fondent sur le souci de vivre en accord avec la nature, la morale chrétienne va être essentiellement une déontologie, fondée sur la notion de devoir.

Au nom de valeurs transcendantes, l’homme doit s’opposer à ses penchants naturels qui sont marqués par le sceau du péché. Cependant, au nom de la compassion et à cause de la difficulté pour l’homme de vivre dans un monde perturbé par le péché, la morale déontologique chrétienne réintroduira l’idée d’une application des règles morales au cas par cas, c’est à dire en fonction des conséquences, des finalités – téléologie – ce sera l’objet de la casuistique par exemple (Cf. Encyclop’éthique « CASUISTIQUE »), l’art de traiter des cas de conscience par application de principes produits par et pour Dieu, des principes fermes, absolus, universels et intemporels dans un cas particulier.


Éthique et autonomie

À partir de la renaissance et des Lumières et jusqu’à la période contemporaine c’est l’essor du progrès scientifique et technique qui transforme la conception du monde ; celui-ci n’est plus une totalité organisée, orientée vers une fin (téléologie) et dont les éléments seraient ordonnés selon une hiérarchie prédéterminée. Le monde nouveau, moralement neutre, désenchanté et régi par des lois scientifiques est progressivement vidé de toute référence à Dieu, à la Nature ou au Bien. Ainsi, depuis le XVIIe siècle et tout au long de la culture moderne, parallèlement au progrès scientifique et technique, se développe une conception de l’homme impliquant l’émancipation de la raison par rapport à toute autorité extérieure. Les théories éthiques se construisent autour de la naissance de la notion de sujet. C’est le sujet rationnel qui construit l’ordre moral. C’est le « Cogito, ergo sum » – je pense donc je suis – de Descartes. L’homme compris comme sujet, et en position d’autorité, n’entend plus recevoir ses normes et ses lois de la Nature des choses ou de Dieu mais les fonde lui-même à partir du bon usage de sa raison et du libre exercice de sa volonté.

Renaissance et humanisme

Contexte : Galilée, fondateur de la physique, nous fait passer  du monde clos (ordonné, hiérarchisé : cosmologie antique) à l’univers infini de la science moderne. La raison exaltée dans son pouvoir de découverte, de création technique et artistique de connaissance. Une nouvelle conception de l’homme émerge par le cogito ergo sum qui fonde le sujet cartésien.

Kant et la morale universelle

Agir moralement c’est agir selon une bonne volonté, c’est à dire par devoir (et non conformément au devoir)

Il s’agit d’un impératif catégorique (clair, absolu précis et sans équivoque) : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »

« Traite l’humanité en toi et en autrui toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen »

Avec Kant, l’usage autonome de la raison acquiert un sens moral et devient une caractéristique des personnes. Dans la Critique de la faculté de juger, il énonce trois maximes que tout homme doit respecter pour faire un usage éthique, un bon usage (autonome, universel et exempt de contradiction) de sa pensée :

  • Penser par soi – même : c’est la maxime de la pensée autonome, tant que c’est une loi étrangère à celle de la raison qui détermine l’activité de la pensée ; que cette loi soit celle de la nature (le besoin, la pulsion) ou celle d’un tuteur. Commencer à comprendre ce que penser veut dire consiste à saisir l’urgence de l’impératif suivant : « Ose te servir de son propre entendement ». Kant résume ainsi la devise de la philosophie des Lumières.
  • Penser en se mettant à la place de tout autre : c’est la maxime de la pensée élargie. De fait, on appelle étroit d’esprit celui dont la pensée est prisonnière d’un point de vue particulier, subjectif. Penser exige de se décentrer, de prendre aussi sur une question donnée, la perspective de l’altérité. « Pour l’exactitude de nos jugements et par conséquent pour la santé de notre entendement, c’est une pierre de touche nécessaire que d’appuyer notre entendement sur celui d’autrui sans nous isoler avec le nôtre, et de ne pas faire servir nos représentations privées à un jugement en quelque sorte public ». Le seul caractère général de l’aliénation est la perte du sens commun et l’apparition d’une singularité logique (sens privé). Aliéné, c’est à dire ayant perdu le sens commun, dit Kant, celui qui prétend qu’on peut penser tout seul. « Il faut frotter sa cervelle à celle d’autrui et se soucier de l’accord des esprits pour échapper à la folie ».
  • Toujours penser en accord avec soi-même. C’est la maxime de la pensée conséquente ; on appelle ainsi une pensée s’efforçant d’éviter la contradiction interne. L’ordre, la cohérence sont en effet une exigence fondamentale de la raison.
  • La philosophie morale de Kant est souvent évoquée à l’appui des principes d’autonomie et de dignité de la personne humaine.

Kant définit la personne humaine comme douée de raison et, par conséquent, autonome. En effet, être doué de raison, c’est être capable de se donner à soi-même ses propres règles d’action et de vie, ses propres lois (autos : soi-même et nomos : loi), et cela par opposition à l’hétéronomie, où autrui (un parent, un monarque, un chef religieux, etc.) décide à votre place.

La nature rationnelle et autonome de la personne humaine fonde sa dignité.

La dignité est inhérente à la personne humaine : toute personne humaine qu’elle puisse ou non faire effectivement usage de sa raison (nouveau-né, personne démente, inconsciente, sénile, etc.) possède une dignité intrinsèque. La personne humaine ne perd jamais sa dignité.

La personne humaine, doit être respectée de manière absolue. Elle doit toujours être considérée comme une fin de l’action, et jamais seulement comme un moyen. Il n’y a pas d’instrumentalisation, ni de commercialisation possible de l’être ou du corps humain.

La morale déontologique de Kant :  pour Kant, est moralement bon un acte qui est accompli par devoir, c’est-à-dire accompli avec l’intention de se conformer au devoir de respecter la dignité humaine. On dit que la morale kantienne est une morale du devoir ou morale déontologique. (deon = devoir en grec).


TOURNANT HISTORIQUE MAJEUR


Le tournant historique entre l’hétéronomie et l’autonomie a pour enjeu la responsabilité. Tant que l’éthique se déployait dans un contexte d’hétéronomie, l’action bonne avait pour fondement la connaissance de ce qui est et l’homme avait une responsabilité envers l’ordre naturel ou l’ordre divin qu’il s’agissait de conserver ou de rétablir. Dans un contexte d’autonomie, l’action est envisagée par rapport à ce qui doit être fait par et pour l’homme, elle engage donc la responsabilité des uns vis-à-vis des autres dans un cortège de valeurs nouvelles comme le respect, la dignité ou le secret. Cette translation de la responsabilité fixe les nouvelles bases de l’éthique moderne face à l’évolution et au changement de l’agir humain.


Mylène Gouriot

Bibliographie indicative

  • Grégoire MOUTEL, Fondements et construction de la démarche éthique dans les pratiques de soin, revue Soins, n°801, décembre 2015, pp 28-31
  • Collège des enseignants en Sciences Humaines et Sociales en médecine & santé, Manuel Médecine, santé et sciences humaines, Les Belles lettres, 2012, pp 292-297
  • Suzanne RAMEIX, Fondements philosophiques de l’éthique médicale, Ellipses, 1996