Individu, Sujet & Personne

Objectif : Comprendre la différence entre les notions Mylène Gouriot
3- individu sujet personne - encyclop'éthique
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Dans le langage courant, un individu désigne une personne : « individu » et « personne » semblent équivalents et interchangeables. Pourtant ces deux termes recouvrent des significations très différentes tant sur le plan étymologique que sur le plan philosophique ou politique. De même, le sujet et la personne peuvent être employés de manière indifférente. Cependant chacun de ces termes induit des considérations qui lui sont propres.


L’INDIVIDU


Le mot «individu» vient du latin « individuum » qui, selon l’usage du philosophe CICERON, traduit le mot grec atome c’est-à-dire ce que l’on ne peut pas couper d’où le sens « ce qui est indivisible » pour désigner un être unique et singulier par opposition au genre ou à l’espèce. Au sens premier de la biologie, l’individu est donc un « spécimen vivant appartenant à une espèce donnée, un être organisé, vivant d’une existence propre et qui ne peut être divisé sans être détruit ». Autrement dit, l’individu, en taxonomie, est une unité biologique singulière, un échantillon d’une espèce. Dans ce sens, un individu est donc d’abord un corps unique et singulier : un organisme vivant. Ainsi au Moyen-âge, « chaque être, quel qu’il soit, pris en particulier, est appelé un ‘’individu’’ parce qu’il ne peut souffrir d’être divisé sans cesser d’être lui-même ».

Si le sens du terme individu a glissé peu à peu vers un sens individualiste pour qualifier soi-même, c’est que l’être humain se conçoit d’une manière plus riche qu’une simple entité biologique. Ce qui fait dire à Foulqué dans son Dictionnaire de la langue philosophique, qu’individu se dit d’un « être humain qui réalise un type commun tout en étant distinct des autres et refusant d’être assimilé à ses semblables ».

Ainsi, individu a fini par désigner l’individualité c’est-à-dire « ce par quoi un individu diffère d’un autre et s’en distingue » aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif. C’est par ce glissement du sens qualitatif qui fait de l’individu humain une entité non pas seulement biologique mais surtout sociale que s’est forgée la notion d’individualisme.

L’individualisme

L’individualisme désigne la doctrine qui accorde à l’individu une valeur intrinsèquement supérieure à toute autre et ce dans tous les domaines – éthique, politique, économique – où toujours priment les droits et les responsabilités de ce dernier. Autrement dit l’individualisme accorde une primauté de l’identité personnelle par rapport à l’identité collective, au groupe social. « L’individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. », écrit Alexis de TOCQUEVILLE en 1835 dans De la démocratie en Amérique, avertissant des dangers potentiels du désintérêt pour la politique et de la désagrégation sociale.


LE SUJET


Le sujet est l’individu considéré dans ses qualités immatérielles ou perçu dans ses actes. C’est un « être ou principe actif susceptible de posséder des qualités ou d’effectuer des actes ».

C’est traditionnellement à l’époque des Lumières dans le Discours de la Méthode de DESCARTES qu’est identifiée la construction de la notion de sujet. Selon lui, le sujet est ce qui fait surgir la pensée. Au travers de la pensée, le sujet s’assure de son existence personnelle et découvre la certitude au terme du doute méthodique. Au travers de l’action, le sujet cartésien exerce son libre arbitre.

Pourtant, s’en tenir à Descartes serait une erreur. Le sujet est « le produit d’une série de déplacements, de transformations et de refontes d’un réseau de notions, de principes et de schémas théoriques mis en place dans l’Antiquité tardive, élaboré au Moyen Âge, puis mis en crise à l’Âge classique par l’invention de la « conscience ».

C’est cette longue maturation historique qui a abouti après DESCARTES jusqu’à aujourd’hui à considérer le sujet comme une subjectivité réflexive, c’est-à-dire comme expérience de pensée de la personne humaine par et pour elle-même.


LA PERSONNE


La notion de personne vient de l’Antiquité. Le prôsopon en grec désigne au départ le visage ou la face. On doit à Boèce (480-524) le premier essai de la définition de cette notion qui en latin signifie « masque théâtral », renvoyant ainsi à l’idée de personnage, de personne incarnée le temps d’une représentation de théâtre. Seulement à l’usage, le terme a signifié d’abord le personnage qui est joué mais également le personnage qu’un individu est : personna désignait en quelque sorte le rôle et l’acteur.

Ainsi, le mot personne s’est forgé dans l’équivoque de sa signification. En effet, une personne désigne la nature d’un individu, mais la personne désigne également l’individu lui-même. Autrement dit, dire d’un être qu’il est une personne c’est signifier qu’il est un être humain qui possède la conscience de lui-même c’est-à-dire une entité ; mais lorsque nous utilisons l’expression « la personne » pour désigner quelqu’un, nous désignons en quelque sorte le contenu de cette conscience, une identité.

Ces deux sens ont nourri des conceptions ontologiques et des conceptions cognitivistes.

Pour les premières la personne est un être concret, « cet individu défini par la conscience qu’il a d’exister, comme être biologique, moral et social ». Pour les secondes, la personne est immatérielle, elle désigne la conscience dotée d’une continuité de sa vie psychique.

Cette distinction pourrait paraitre superflue et la querelle qu’elle a générée pourrait être rangée dans les armoires des exégètes. Pourtant, établir le sens du mot personne est essentiel au regard des conséquences et de la portée de cette notion dans les différents domaines du savoir ou de la pratique.

En effet, la notion de personne couvre plusieurs registres d’analyse :

  • Au sens juridique : c’est un être humain né vivant et viable titulaire de droits et de devoirs dont il a la capacité de jouissance et d’exercice
  • Au sens philosophique : la personne est un individu doué de raison, de capacité de réflexion. La notion de personne porte la dialectique du corps et de l’esprit mais renvoie surtout au sens moral : la personne est un être humain ayant la capacité de discernement entre le bien et le mal
  • Au sens sociologique
  • Au sens psychologique : la personne est un individu qui a conscience de sa propre existence psychique, de son « moi » qui fait son individualité (conscience réfléchie). Les études psychologiques de la personne se sont d’ailleurs centrées sur les problèmes du comportement, sur les interactions entre les différentes personnalités, sur les processus de l’éducation et sur l’univers de valeurs qui en formait le contexte
  • Au sens éthique : la notion de personne implique des valeurs et des principes tels que le respect, la responsabilité, le consentement et l’autonomie

La personne juridique

Dès le droit romain, la notion de personne est évoquée comme sujet ayant des droits et des devoirs envers la cité. On doit à cette origine la distinction entre les choses et les personnes sur le plan juridique et qui se traduira sur le plan éthique notamment par l’impératif moral formulé par Kant : Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui, toujours également comme une fin et jamais simplement comme un moyen.

La notion de personne recouvre deux catégories en droit : la personne physique reconnue par le droit, mais le droit reconnait également la personnalité à des entités abstraites qui n’ont pas de réalité biologique, appelées personnes morales.

« Tout être humain a nécessairement la personnalité juridique, quels que soient son sexe, sa religion, sa race… Seul parmi les êtres vivants à être sujet de droit, l’homme a une personnalité juridique de sa naissance à sa mort ». Ainsi, « le droit objectif reconnait à chaque personne une aptitude générale à être titulaire de droits et d’obligations (…) ».« Le Code civil avait une conception désincarnée et abstraite de la personne : non un individu fait de chair et d’âme, mais un individu titulaire de droits et soumis à des obligations. L’analyse est aujourd’hui plus concrète : pour protéger la personne, on lui a reconnu des « droits de la personnalité », destinés à lui permettre de protéger son intimité. Les transformations de la médecine ont conduit à une réflexion et à la création d’une nouvelle branche du droit, la bioéthique (Cf. Encyclop’éthique « BIOÉTHIQUE ») qui traite du corps humain. La distinction entre la personne et les choses est une distinction fondamentale du droit civil. Elle est aujourd’hui particulièrement délicate à mettre en œuvre ».

La personne en philosophie ou la personne morale

La notion de personne en philosophie succède à celle de sujet dans un mouvement de réconciliation du corps et de l’esprit, permettant ainsi peu à peu d’écarter le dualisme cartésien. A ce titre, la définition de John LOCKE est significative : c’est « un être intelligent pensant, qui a raison et réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, la même chose pensante en des temps et des lieux différents ». Ainsi la personne humaine possède des traits propres qui se manifestent avec constance et régularité amenant l’identité et les particularités de chacun. Mais il possède également une capacité intellectuelle, cognitive et représentationnelle lui permettant de se reconnaître comme l’auteur de ses actes et de juger de leur pertinence eu égard à la loi commune et aux lois sociales. L’ensemble des deux le constitue en tant que personne.

Emmanuel KANT, fort de cette distinction, établit la personne morale comme une fin en soi, une valeur absolue, qui a le droit au respect, qui porte une responsabilité qui lui confère l’autonomie : «  la personne est l’étant dont l’existence est en elle-même une fin, de sorte qu’il n’a pas de prix, suscite le respect et a des droits. (…) la personne est l’étant qui est « conscient de sa liberté ». Il a ainsi infléchi le concept de sujet cartésien pensant en introduisant la notion de sujet moral. C’est « l’autonomie qui forge la personnalité du sujet moral, assure sa dignité, le rend capable de se constituer d’après sa propre loi, et en fait, par la suite, son devoir ». En philosophie, le sujet, à l’origine substance ou substrat, chose porteuse d’accident, est devenu agent et en particulier l’agent de la pensée rationnelle et morale. On désigne ainsi le supposé point de source de la pensée, l’origine de l’autonomie consciente, de la souveraineté et de la liberté individuelle, voire l’agent unique des actes, le pilote virtuel de l’individu autonome : la personne.

La personne en sociologie

« Le concept de « personne », introduit par Cicéron dans la philosophie, est une manière de qualifier les caractéristiques du phénomène humain, à savoir la capacité de jouer un rôle dans la société, la possibilité de prendre des décisions et orienter sa vie en fonction de ses dons et des conditionnements sociaux ». En ce sens la personne est un acquis civilisationnel comme le signale Émile DURKHEIM  : « …la personne humaine est devenue la chose à laquelle la conscience sociale des peuples européens s’est attachée plus qu’à toute autre. ».

« La socialisation est le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au long de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences d’agents sociaux significatifs, et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre. (…). La socialisation est le processus d’acquisition (…) des « manières de faire, de penser, de sentir » propres aux groupes, à la société où une personne est appelée à vivre ».

Finalement, la socialisation est le processus par lequel un individu apprend et intériorise les différents éléments de la culture de son groupe, ce qui lui permet de former sa propre personnalité sociale et de s’adapter au groupe dans lequel il vit.

La personne en éthique

Sur le plan éthique, le lien fait par Locke entre la notion de personne et de présence à soi, conscience de soi est dangereux. En effet, un homme pourrait ne pas être ou ne plus être une personne s’il a perdu la conscience et « la pensée de soi ». Ainsi, il y aurait des « human non-persons » (individus comateux, déments, séniles, nouveaux nés…) qui, non compétents, n’ayant pas une pleine et entière conscience, pourraient être victimes d’une atteinte à leur intégrité, n’étant pas de « vraies » personnes…

Mais Kant, tout comme en droit, conçoit la définition de la personne de manière abstraite au sens où « la personne est inconditionnelle et sa dignité intrinsèque nous impose le respect ; ce n’est donc pas un objet conditionné par une évaluation préalable, qui tiendrait compte de son origine ethnique, de sa religion… et de son état de conscience ».

Ainsi, l’éthique questionne la notion de personne au regard des qualités substantielles qui ont guidé sa définition :

  • La raison : être rationnel, être doué de réflexion logique et cohérente
  • La conscience et la conscience réfléchie : pensant et se pensant lui-même
  • La relation : un individu distinct mais reconnu et se reconnaissant dans la relation aux autres en tant que personne

Qu’en est-il lorsque ces qualités ne sont pas présentes ou disparaissent ?

Finalement, la personne en éthique revêt la double signification initiale :

  • Au sens « une personne », l’éthique s’est développée dans la considération des valeurs (respect, dignité, secret…)
  • Au sens « la personne », l’éthique s’est développée dans la prise en compte de la personnalité (autonomie, care, sollicitude…)


Mylène Gouriot

Bibliographie indicative :

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