Ethique et santé publique : l’approche du Nuffield Council on Bioethics

La réflexion éthique dans le champ de la santé se déploie dans quatre grands domaines : l’éthique de la recherche en santé, qui s’est développée surtout depuis la seconde Guerre Mondiale ; l’éthique du soin, qui s’intéresse aux dilemmes éthiques qui se posent dans le cadre de la relation de soin ; la bioéthique, qui traite des problèmes éthiques que soulèvent les innovations technoscientifiques ; et enfin l’éthique de la santé publique, qui se focalise sur les questions éthiques qui se posent lorsque la santé est envisagée au niveau des populations et fait l’objet de politiques de santé publique. (...) Guillaume Grandazzi
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Ethique et santé publique : l’approche du Nuffield Council on Bioethics



Introduction

La réflexion éthique dans le champ de la santé se déploie dans quatre grands domaines : l’éthique de la recherche en santé, qui s’est développée surtout depuis la seconde Guerre Mondiale ; l’éthique du soin, qui s’intéresse aux dilemmes éthiques qui se posent dans le cadre de la relation de soin ; la bioéthique, qui traite des problèmes éthiques que soulèvent les innovations technoscientifiques ; et enfin l’éthique de la santé publique, qui se focalise sur les questions éthiques qui se posent lorsque la santé est envisagée au niveau des populations et fait l’objet de politiques de santé publique. C’est de ce dernier domaine dont il sera question ici, moins connu et moins institutionnalisé mais qui fait l’objet depuis longtemps de travaux académiques et dont l’actualité nous montre qu’il est d’une importance capitale. Ce document expose et résume quelques éléments contenus dans le rapport produit par le Nuffield Council on Bioethics, institution anglaise, sur les enjeux éthiques spécifiques à la santé publique[1].

En 1952, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), s’inspirant de la définition proposée en 1920 par Charles-Edward Amory Winslow, définit la santé publique comme la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et d’améliorer la santé physique et mentale à un niveau individuel et collectif. Ainsi, les programmes et politiques de santé publique s’inscrivent et se déploient au niveau populationnel, et ont des conséquences sur la vie de l’ensemble ou de larges parties de la population. De plus, en se focalisant essentiellement sur la prévention des pathologies, ces mesures affectent en majorité des personnes qui ne sont pas ou ne se considèrent pas malades.

L’Etat libéral et le citoyen : autonomie vs paternalisme

En matière de santé publique, la question des relations entre l’Etat ou les autorités publiques et l’individu ou le citoyen est fondamentale et constitue un enjeu largement débattu en philosophie politique, opposant les théories selon qu’elles privilégient l’individu ou le collectif. En schématisant, on trouve d’un côté le libertarianisme ou libertarisme, qui conçoit la vie, la liberté individuelle et la propriété comme des droits naturels, et qui considère que l’intervention de l’Etat doit se limiter aux fonctions régaliennes et à la protection de ces droits individuels. A l’opposé, on trouve par exemple la perspective utilitariste, qui vise à maximiser le bien-être collectif, parfois au détriment du bien-être de quelques-uns ; ou encore la théorie du contrat social ou contractualisme, selon laquelle les citoyens acceptent une limitation de leur liberté et l’intervention de l’Etat dans leurs vies, ainsi que l’existence de lois qui garantissent la perpétuation du corps social. Selon le cadre théorique auquel on se réfère, l’intervention de l’Etat dans la vie des citoyens, notamment à des fins de protection de leur santé, sera jugée plus ou moins légitime.

Dans la tradition libérale, reprise par le courant de l’éthique minimale, on trouve par exemple le principe de non-nuisance exposé pour la première fois par le philosophe John Stuart Mill en 1859, selon lequel la société ne peut contraindre un individu contre sa volonté que pour l’empêcher de nuire à autrui. Ainsi, même les approches théoriques en philosophie morale les plus attachées à la préservation de la liberté individuelle maximale conviennent qu’il existe des situations où l’intervention coercitive de l’Etat est légitime, notamment quand il s’agit de prévenir le tort qu’un individu pourrait causer à autrui. Toutefois, selon Mill, ce principe ne s’applique qu’aux « êtres humains dans la maturité de leurs facultés » et ne concerne donc pas les enfants ou ceux dont les facultés ne seraient pas « matures ».

L’accent mis par les théories libérales sur les notions de liberté et d’autonomie individuelles ont concouru à donner à la notion de consentement une place capitale. Autonomie et consentement constituent en effet les pierres angulaires de l’éthique du soin et plus largement de l’éthique biomédicale. Issue du procès de Nuremberg de 1947, la notion de consentement a été introduite dans de multiples codes éthiques et lois qui l’ont reconnue comme une condition incontournable à toute intervention pouvant exposer une personne à un risque significatif. La notion a fait depuis et fait encore l’objet de nombreux débats, qu’il s’agisse des modalités de son recueil, du caractère informé ou éclairé du consentement, de sa dimension plus ou moins explicite, ou encore des conditions générales requises pour qu’il soit éthiquement acceptable.

Cependant, si la pertinence et l’utilité du concept de consentement sont évidentes en contexte clinique ou de recherche médicale impliquant des personnes, elles sont davantage discutées dans le domaine de la santé publique où les interventions ne sont pas forcément médicales même si elles le sont parfois (vaccinations, dépistages…), mais concernent en grande partie le champ de la prévention par la modification des comportements et des environnements de vie ou de travail par exemple, ou encore la réduction des inégalités de santé. Les interventions de santé publique, même si elles ne sont pas strictement médicales, peuvent quand même limiter plus ou moins fortement les choix et libertés des personnes. Ainsi, les mesures de quarantaine ou d’isolement sont extrêmement intrusives, mais peuvent se justifier, dans un cadre libéral, ne serait-ce que par le principe de non-nuisance, dès lors que la restriction de liberté de personnes atteintes d’une maladie infectieuse, ou suspectées d’être atteintes, vise la protection d’autrui. Toutefois, la plupart des interventions ne présentent pas ce degré d’intrusion dans la vie personnelle et la question du consentement des personnes à ces interventions se pose alors différemment qu’en contexte clinique ou de recherche. Par ailleurs, le recueil d’un consentement individuel aux mesures de santé publique non intrusives serait, d’un point de vue pragmatique, impossible. Cependant, la justification des mesures prises ou envisagées doit être proportionnée au caractère plus ou moins intrusif des interventions, dont la légitimité tient généralement au processus démocratique de prise de décision qui a conduit à leur mise en œuvre.

Le cadre de pensée libéral, s’il peut soutenir la promotion de biens et services publics, s’attache essentiellement à promouvoir le bien-être individuel et la liberté de chacun, dans une perspective très individualiste. Il semble ainsi difficile de concevoir une politique de santé publique sur la base du seul principe de non-nuisance, sans mobiliser des valeurs plus positives, comme celle de solidarité par exemple, ou de sentiment d’appartenance à une société où le bien-être de chacun mais aussi celui de la communauté tout entière importent à tous. L’engagement commun en faveur de fins collectives, en l’occurrence l’amélioration de la santé d’une population, est un élément essentiel au succès des programmes et des interventions de santé publique qui sont le plus souvent universalistes et reposent sur l’adhésion du plus grand nombre.

Le « stewardship model »

Issue du domaine de la gouvernance d’entreprise, la notion de stewardship est difficile à traduire en français de façon satisfaisante : la notion d’« intendance », souvent utilisée, n’inclut pas en effet une acception supplémentaire du terme original qui renvoie à l’idée de prendre soin et faire fructifier à long terme. Transposée à la santé publique, la notion signifie que les Etats ont la responsabilité de s’occuper des besoins importants des personnes, à la fois au niveau individuel et au niveau collectif, et l’obligation de chercher à fournir les conditions qui leur permettent d’être en bonne santé (promotion de la santé, accès aux soins, lutte contre les addictions, conditions de vie…) sans pour autant succomber à une dérive paternaliste. Selon ses promoteurs, ce modèle est moins susceptible de soutenir des mesures fortement coercitives, et cherche au contraire le moyen le moins intrusif d’atteindre les objectifs fixés, dans le respect de l’individualité et en tenant compte des critères d’efficacité et de proportionnalité. Ce modèle insiste également sur la nécessité de justifier les politiques mises en œuvre de façon adéquate, et reconnait l’importance de processus participatifs ouverts et transparents comme une condition nécessaire à l’élaboration d’une politique de santé publique, qui doit également s’appuyer sur des données scientifiques parfois très complexes.

Selon ce modèle, si le principe de non-nuisance constitue la justification la plus solide des interventions de santé publique, il est des cas où celui-ci ne suffit pas et où la santé publique doit s’appuyer sur un cadre de référence prenant en compte d’autres dimensions. Dans cette perspective, les programmes de santé publique devraient viser :

  • La réduction des risques d’atteinte à la santé d’autrui ;
  • La mise en place de réglementations qui garantissent un environnement favorable à la santé ;
  • Une attention particulière portée à la santé des enfants et des personnes vulnérables ;
  • La promotion de la santé par l’information mais aussi par l’aide aux personnes dont les comportements sont néfastes pour leur santé ;
  • La promotion de l’exercice physique et de la possibilité de le pratiquer ;
  • Un accès approprié aux soins ;
  • La réduction des inégalités sociales de santé ;
  • L’absence de contrainte des personnes adultes à mener une vie saine ;
  • La limitation des interventions qui sont mises en œuvre sans le consentement des personnes ou sans procédure de prise de décision démocratique ;
  • La limitation des interventions qui sont perçues comme indûment intrusives et en conflit avec des valeurs personnelles importantes.

Ainsi, ce modèle reste opposé aux interventions coercitives qui chercheraient à contraindre les individus à être en bonne santé, respectant en cela l’injonction anti-paternaliste de John Stuart Mill selon laquelle « son propre bien, qu’il soit physique ou moral, n’est pas un motif suffisant » pour justifier une intervention coercitive de l’Etat, et il cherche à dépasser les seules information, instruction et persuasion de la population en promouvant la mise à disposition de services permettant la réduction des risques et favorisant les changements de comportements.

La mise en œuvre de politiques de santé publique

A première vue, la mise en place d’une politique de santé publique acceptable d’un point de vue éthique semble simple : après avoir évalué les données relatives à un problème de santé publique particulier, il convient d’adopter une stratégie fondée sur des preuves qui puisse être éthiquement justifiée. Il est donc important de disposer de données valides concernant les causes des maladies d’une part, et sur l’efficacité et l’efficience des interventions d’autre part. Concernant la question de la preuve scientifique, la robustesse du lien entre un facteur de risque et un dommage pour la santé peut être compliquée à établir, notamment quand de nombreux facteurs de risque existent pour une même pathologie, et il s’agit alors de prendre des décisions sur la base des données disponibles les plus robustes dans un contexte d’incertitude résiduelle assumée, voire de controverse scientifique. Dans certains cas, et en particulier en situation de crise sanitaire, des décisions ne peuvent être prises en « connaissance de cause » car les données et les preuves nécessaires sont incomplètes, ambiguës et généralement contestées, alors que les choix doivent être faits dans des délais contraints. Dans ces situations, les experts ne sont généralement pas en mesure de fournir la connaissance de cause attendue par les décideurs du fait des nombreuses incertitudes qui subsistent, d’où l’importance d’une transparence des connaissances disponibles et sur lesquelles s’appuient les décisions. Concernant l’efficacité des différentes interventions possibles, et dans la mesure où chacune d’elles apporte des bénéfices comme des inconvénients potentiels qui peuvent être inégalement distribués dans la population, il convient d’évaluer à la fois l’équilibre global de la balance bénéfices-risques, mais également la façon dont ils se répartissent et/ou affectent différentes catégories de la population. Même des interventions non invasives basées sur des approches éducatives ou visant à changer des comportements peuvent causer des dommages inattendus, accroître les inégalités de santé, voire être contre-productives en dépit des bonnes intentions de leurs promoteurs, d’où l’importance d’évaluer en conditions réelles et sur des périodes de temps appropriées l’impact des programmes mis en œuvre par des méthodologies adaptées.

L’intervention de l’Etat dans la protection de la santé des individus dépend en partie de la nature et de l’importance des risques encourus, et de la capacité des personnes à s’en protéger par eux-mêmes. Toutefois, la notion de risque elle-même fait l’objet de nombreux débats, notamment quant à sa définition ou ses méthodes d’évaluation. Les tenants d’une approche « objective » du risque le définissent comme le croisement entre une probabilité d’occurrence d’un évènement et la gravité des conséquences de cet évènement. Dans le champ de la santé, il peut par exemple être exprimé par un taux de décès prématuré ou un taux de morbidité plus élevé au sein d’une population en regard d’un comportement (consommation de tabac par exemple). Toutefois, de nombreux travaux sur les représentations des risques et sur la construction sociale des risques contestent cette approche selon laquelle il serait possible et pertinent de quantifier les risques de façon « absolue » ou « pure » et de les comparer, toute chose étant égale par ailleurs.  Cependant, selon le NCB, l’évaluation des risques pour la santé dans le cadre de l’élaboration d’une politique de santé publique devrait se baser sur une approche statistique et probabiliste des risques explicitant les hypothèses et les incertitudes qui fondent et éventuellement fragilisent les évaluations, mais aussi les perceptions du public qui impactent sur l’acceptabilité de tel ou tel risque.

Le principe de précaution est également souvent invoqué dans les débats relatifs à la santé publique, comme la référence de toute gestion responsable des risques lorsqu’il existe des éléments de preuve d’une menace sérieuse pour la santé dans un contexte incertain. Comme la notion de risque, celle de précaution a fait couler beaucoup d’encre, et certains, plutôt que s’y référer comme à un principe, préfèrent parler d’approche de précaution dans une situation donnée, qui inscrit la décision dans une approche dynamique plutôt qu’en référence à un principe figé. Rappelons que la Commission européenne distingue cinq éléments principaux concernant le principe de précaution : l’évaluation scientifique du risque, qui doit reconnaître l’existence d’incertitudes et être revue à l’aune des nouvelles connaissances produites ; l’équité et la cohérence ; la prise en compte des coûts et des avantages des actions ; la transparence ; et enfin la proportionnalité.

Par ailleurs, dans toute décision politique, il est important de considérer la gravité du problème et l’urgence avec laquelle il doit être traité. Les décideurs politiques disposent d’un temps et de ressources limitées, et les problèmes qui menacent de façon grave et urgente la santé de nombreuses personnes sont à juste titre prioritaires par rapport à ceux qui ne sont que des menaces possibles, des menaces mineures ou qui concernent moins de personnes. La nécessité d’une intervention de santé publique peut être dictée par l’urgence, comme c’est le cas avec l’épidémie de COVID-19 par exemple, mais un problème peut être grave sans avoir le même caractère d’urgence, comme certaines maladies chroniques telles que l’obésité par exemple. Evaluer la « gravité » et le « niveau d’urgence » d’un problème peut être compliqué, et le résultat contestable.

Ainsi, l’une des décisions les plus difficiles que les décideurs doivent prendre consiste à identifier la réponse politique appropriée à chaque situation particulière. La notion de proportionnalité, évoquée ci-dessus, apparaît comme un critère central pour juger de cette adéquation. D’abord, elle enjoint d’évaluer si les enjeux et objectifs de santé publique sont suffisamment importants pour permettre le déploiement de moyens particuliers (loi, politique publique, intervention spécifique…). Ensuite, il convient également d’évaluer dans quelle mesure les différents moyens envisagés peuvent permettre d’atteindre le but recherché. Enfin, si différents moyens permettent d’atteindre l’objectif fixé, il convient de choisir celui qui cause le moins d’intrusion dans la vie des individus ou des communautés concernés tout en étant efficace. De ce fait, l’application concrète d’une approche de précaution en santé publique et du principe de proportionnalité ne consiste pas à appliquer une formule simple mais à exercer un jugement qui prend en compte les circonstances et les différentes dimensions du problème à traiter, et ce parmi un ensemble de problèmes existants.

Dans un contexte libéral valorisant l’autonomie individuelle et la capacité des individus à faire des choix responsables pour eux-mêmes, il n’en demeure pas moins que ces notions ne sont pas si simples à mettre en œuvre dès lors qu’il est question de santé publique, car de nombreuses possibilités de choix ne sont en fait pas disponibles à de nombreuses personnes. Cela peut être dû à des contraintes de coût, d’accessibilité, d’information, d’éducation et de milieu social ou culturel ou, pour les enfants par exemple, au fait que les choix les concernant sont faits par les adultes. Par ailleurs, de nombreuses activités qui semblent résulter de choix volontaires sont souvent l’expression de comportements habituels peu réfléchis mais profondément enracinés car résultant d’un long processus de socialisation, comme par exemple les types d’aliments que nous mangeons ou la façon dont nous occupons notre temps libre. Les choix possibles sont également limités, entre autres, par l’offre industrielle et commerciale, ou encore l’environnement dont la conception détermine les usages, et le degré auquel la puissance publique régule ces différents aspects. Même parmi ceux qui ont les moyens et les connaissances nécessaires pour faire des choix, l’abondance des options disponibles permet difficilement de faire un choix optimal, et conduisent souvent à faire un choix satisfaisant plutôt que le meilleur possible. D’un point de vue à la fois éthique et pratique, il semble nécessaire de trouver un équilibre entre l’autonomie individuelle ou l’auto-détermination prônée en contexte libéral, et l’impératif de soutenir et d’accompagner ceux qui n’ont pas la possibilité de choisir, en raison par exemple de la précarité ou de situations de dépendance. Pour ce faire, deux types de stratégies peuvent être envisagées : modifier le contexte et les circonstances externes pour favoriser les décisions favorables à la santé, ou miser sur l’amélioration des capacités des personnes à faire des choix bons pour leur santé.

Inégalités sociales de santé, personnes vulnérables et interventions en santé publique

Si chacun peut s’accorder sur la nécessité de mettre en place des mesures pour protéger les personnes et groupes vulnérables, il est moins évident de déterminer de façon consensuelle qui est considéré comme vulnérable et dans quelle mesure des restrictions de liberté peuvent être mises en œuvre pour assurer la protection des personnes considérées comme telles, la question ne concernant pas seulement les personnes considérées juridiquement vulnérables.

Les inégalités sociales de santé sont aujourd’hui bien documentées et montrent clairement un lien entre le niveau socio-économique et l’état de santé, et l’existence d’un gradient social de santé. Plus encore que le niveau de revenu, c’est la notion de pauvreté relative qui semble déterminante. Même si l’espérance de vie a augmenté comme les niveaux de revenus tout au long du 20e siècle à la fois pour les catégories favorisées et défavorisées, l’association entre l’appartenance aux catégories défavorisées et un mauvais état de santé est restée pratiquement constante, bien que les caractéristiques de ce qui détermine un mauvais état de santé aient évolué avec le temps. Des inégalités de santé liées au sexe et au genre ont également été mises en évidence, entre autres. Ainsi, la lutte contre les inégalités sociales de santé est devenue une priorité dans de nombreux pays développés. Celle-ci se décline généralement selon trois types d’approches dans les interventions mises en œuvre : la première cible un groupe défavorisé particulier ; la deuxième cible un groupe à risque particulier ; la troisième enfin est universaliste et s’adresse à l’ensemble de la population. Chaque approche a ses avantages et ses inconvénients, présentés ci-dessous.

Les interventions ciblées sur des groupes défavorisés peuvent contribuer à réduire les inégalités en matière de santé, bien que les personnes visées par ces interventions puissent avoir des difficultés à modifier leurs comportements en raison d’un manque de ressources, d’éducation, ou en raison de problèmes sociaux ou de santé coexistants. Dans ce cas, ces programmes peuvent produire un gain global relativement faible en matière de santé, pour un coût relativement élevé. En outre, ces interventions peuvent ne pas atteindre les destinataires prévus du fait d’incertitudes relatives à l’éligibilité, et elles peuvent également stigmatiser des groupes déjà marginalisés, ou encore désavantager ceux qui ne rentrent pas complètement dans les critères d’éligibilité. Quand ce sont des zones ou des territoires défavorisés qui sont visés par ces interventions, il s’agit généralement d’un mélange entre approche ciblée et approche universaliste, les services proposés s’adressant à l’ensemble de la population locale. Dans ce cas, le risque est que les interventions bénéficient davantage aux personnes les moins défavorisées du groupe cible, voire nuisent à ceux qui sont les plus défavorisés.

Les interventions qui ciblent les groupes à risque comportent également un risque de stigmatisation des personnes concernées, même si l’offre d’une telle intervention peut être plus acceptable en raison des bénéfices directs escomptés pour ces personnes. Il convient toutefois d’être particulièrement vigilant lorsque les personnes ciblées font partie de groupes déjà très marginalisés socialement (consommateurs de drogues illicites, prostituées, etc.).

L’approche universaliste peut sembler plus neutre et égalitaire puisqu’elle s’adresse à tous et offre à chacun les mêmes services ou interventions, évitant ainsi le risque de stigmatisation lié au ciblage et misant sur le fait que les individus vont se saisir des opportunités offertes. Si certaines interventions de ce type permettent de réduire les inégalités sociales de santé, comme l’interdiction de fumer dans les lieux publics par exemple, d’autres, davantage basées sur l’information (comme l’étiquetage nutritionnel, les publicités anti-tabac, les invitations aux dépistages des cancers, etc.), peuvent au contraire renforcer les inégalités existantes du fait que les groupes les plus favorisés profitent davantage des conseils en promotion de la santé. Par conséquent, bien que cette approche universaliste ne vise pas nécessairement des groupes particuliers, elles peuvent quand même avoir pour conséquence que certaines parties de la population en bénéficient plus que d’autres, et être contre-productives au regard de l’objectif de réduction des inégalités sociales de santé. Ainsi, deux objectifs légitimes de santé publique, l’amélioration de la santé de la population et la réduction des inégalités de santé, peuvent parfois être contradictoires. En effet, cibler les personnes déjà favorisées peut produire un gain de santé global à un coût relativement faible, tandis que cibler les personnes défavorisées peut produire un gain de santé global moindre pour un coût plus élevé.

Les modèles épidémiologiques expliquant les inégalités de santé mettant depuis longtemps l’accent sur les comportements personnels et leurs conséquences sur la santé, le changement des comportements est un objectif récurrent des programmes de santé publique. Réglementation, taxes, subventions, incitations, fourniture de services et d’informations font partie généralement des moyens mobilisés dans cette perspective, mais si ces mesures peuvent s’avérer efficaces pour faire évoluer les comportements, elles peuvent également contribuer à l’accroissement des inégalités de santé.

L’échelle des interventions en santé publique

Pour aider à réfléchir à l’acceptabilité et à la justification de différentes politiques de santé publique, le NCB a conçu une échelle des interventions en santé publique, qui les distingue selon le degré auquel elles s’accompagnent de mesures restrictives des libertés individuelles. Le premier échelon est le moins intrusif dans la vie des personnes, et consiste pour l’Etat à ne rien faire, ou tout au plus à surveiller la situation. A l’inverse, l’échelon le plus intrusif consiste à légiférer de manière à restreindre considérablement les libertés, pour la population dans son ensemble ou pour certains groupes en particulier. Plus l’intervention se situe à un niveau élevé de l’échelle, plus sa justification doit être étayée. Une intervention très intrusive n’est susceptible d’être acceptée par le public que s’il est clair qu’elle permettra d’atteindre l’objectif poursuivi et que cet objectif justifie une telle restriction des libertés. L’échelle se décompose ainsi en huit niveaux ou échelons, selon que la politique de santé publique :

  • Elimine toute possibilité de choix : la réglementation est telle que le choix est rendu impossible pour les individus (par exemple isolement obligatoire de personnes atteintes de maladies infectieuses…) ;
  • Restreint les possibilités de choix : la réglementation vise à restreindre les options disponibles pour les personnes dans le but de les protéger (par exemple en retirant certains produits du marché) ;
  • Oriente le choix par des mesures dissuasives : ces mesures visent à dissuader les personnes de poursuivre certaines activités, via la fiscalité (taxes sur le tabac…) ou d’autres mesures visant par exemple à limiter l’accès des voitures aux centres villes ;
  • Oriente le choix par des mesures incitatives : des mesures, fiscales ou autres, cherchent à orienter les choix vers les comportements jugés favorables à la santé ;
  • Oriente le choix en modifiant la norme (option par défaut) : cette option consiste à faire du choix le plus sain l’option par défaut ;
  • Autorise le choix : aide les individus à changer leurs comportements relatifs à la santé ;
  • Informe la population : promotion de la santé, information et éducation à la santé ;
  • Ne met en place aucune action : éventuellement simple surveillance de la situation sanitaire.

Guillaume Grandazzi

Références bibliographiques :

[1] Nuffield Council on Bioethics, Public health: ethical issues, 2007.

Autres références sur le sujet :

CCNE. Avis 137 Éthique et santé publique. 7 juillet 2021 https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/avis_137.pdf

La Santé en action, Septembre 2020, n°453 Éthique, prévention et promotion de la santé. https://www.santepubliquefrance.fr/docs/la-sante-en-action-septembre-2020-n-453-ethique-prevention-et-promotion-de-la-sante